Chapter 112: VI. Conclusion générale : « Transcendance et immanence, une fraternité possible ? - L'islam dans tous ses états: de Mahomet aux dérives islamistes (2023)

VI

CONCLUSION GÉNÉRALE: et immanence, une fraternité

Tel est le titre que nous vous proposons comme conclusion générale de notre ouvrage. Une réflexion sur les rapports souvent tendus–pour ne pas dire plus–au sein des courants religieux eux-mêmes et dans leurs rapports avec les tenants d’un humanisme dégagé de toute intervention du Divin.

Ce livre portant sur une analyse approfondie de la mouvance islamique depuis ses origines jusqu’à son déploiement tumultueux actuel, il nous paraît logique d’ouvrir notre réflexion sur les caractéristiques particulières du monde musulman. Longtemps cloisonné dans son vaste espace où il régnait en maître sur des minorités «tolérées», l’islam connaît depuis peu une phase nouvelle, peu confortable pour certains de ses propres adeptes et pour ceux qui les accueillent, à savoir l’expansion en terres non musulmanes et une effervescence chaotique interne.

À vrai dire, il nous serait plus commode de pouvoir nous réfugier derrière des données abstraites, voire purement statistiques, plutôt que d’oser exprimer ce qui relève du ressenti des différents acteurs des événements, source inévitable de confrontations parfois déraisonnables, voire «ardentes» tant elles glissent aisément vers le passionnel.

Il nous paraît dès lors nécessaire d’insister sur le fait que cet exposé de clôture n’est pas nécessairement l’expression d’un avis personnel mais souvent celle d’une multitude de prises de positions nourrissant l’excessif ou le généreux du débat. Nous y retrouverons donc certains faits et opinions déjà abordés dans le corps du texte.

Commençons par des faits historiques, par nature incontestables.

Durant sa vie, si riche en sagesse mais aussi en conflits contre ses opposants omeyyades, le Prophète fut contraint de mener la guerre et de gérer la cohésion de sa communauté en accroissement constant.

L’islam se caractérise dès lors par une interpénétration intime du temporel et du spirituel, alors que le christianisme des origines se présentait comme essentiellement spirituel.

Jésus ne répondit-il pas à Ponce-Pilate: «Mon royaume n’est pas de ce monde. Si mon royaume était de ce monde, mes gens auraient combattu pour que je ne sois pas livré aux Juifs.»

Réponse claire: le royaume de Jésus est au ciel et celui du Romain est sur terre.

Certes, lorsqu’elle gouverna ensuite Rome, cette religion envahit la sphère du temporel, mais cette possession du pouvoir séculier n’était pas inscrite dans son sacré originel. Au point que nombre de catholiques ressourcent actuellement leur foi dans l’élan initial, préromain, irradié par le message christique des origines, un message non empreint d’une directivité cléricale.

L’islam au contraire a contenu, dès sa naissance, une part considérable de prescrits concernant le domaine du civil ou du pénal. Son sacré «imbibe» intimement le temporel.

Alors qu’à l’inverse, répétons-le, les textes fondateurs du christianisme n’avaient à l’origine aucune prétention d’intervenir dans le domaine séculier.

Cette religion peut donc, souvent à regret il est vrai, se résoudre à renoncer à s’introduire dans la gestion d’un État et se contenter de veiller à la bonne conduite de ses fidèles, bons citoyens d’un pouvoir laïque majoritaire qui leur accorde la pleine liberté de gestion de leur domaine spirituel.

Ce constat nous amène à estimer nécessaire d’aborder un sujet «délicat».

On se plaît souvent à parler du ressenti d’exclusion de la communauté musulmane immigrée en Europe, et cela correspond à une réalité. Nous donnerons plus avant la parole à deux représentants de la communauté musulmane partisans d’une modification fondamentale du tissu démocratique occidental afin de «libérer» le spirituel du «carcan» du temporel.

Mais il est tout aussi essentiel de percevoir le ressenti d’envahissement de la société d’accueil par un corps «étranger». Cette analyse «équilibrée» nous paraît être la condition essentielle d’apaisement de tensions éventuelles.

Le lecteur de cet ouvrage aura perçu qu’en tant qu’Européen, son auteur est attaché au caractère séculier de l’État, la seule méthode, selon lui, qui peut éviter la course au pouvoir de religions antagonistes, chacune détentrice d’une Révélation dont l’éthique et le rituel sont inconciliables avec les certitudes sacrées des autres.

L’Europe a certes hérité de courants spirituels qui ont forgé ses valeurs morales, ses avancées artistiques, son armature sociale, des courants spirituels parmi lesquels celui de l’islam fut un phare culturel essentiel pendant des siècles.

L’Europe a aussi trouvé la paix, après de multiples confrontations religieuses meurtrières, lorsque l’époque des Lumières ouvrit à la perception de la relativité des convictions humaines et à «l’irrésistible réalité» de la science.

Pour nous, à condition de la dépouiller de ses outrances, la laïcité est un bien précieux, car elle constitue le seul lieu où la rencontre des contraires peut conduire à un dialogue qui ne soit ni soumis à la censure, ni envahi par le tumulte de postulats sacrés inconciliables.

Notre conclusion sera porteuse de ce message.

Mais que le lecteur soit rassuré. À nos yeux, la foi peut être porteuse d’un élan «surhumain» du généreux, de l’amour, de l’éthique. Elle nous «porte alors aux nues» de la fraternité.

Cependant, une foi concurrencée, contestée, fanatisée, peut être l’une des pires causes de massacres éperdus, l’un des pires agents d’enfermements archaïques. Comme, d’ailleurs, tous les courants habités de certitudes idéologiques.

Notre conclusion s’efforcera de convaincre que tout rejet, toute exclusive, toute discrimination est à proscrire. Extrême droite, extrême gauche, racismes, phobies, fanatismes sont les plaies récurrentes de l’humanité.

Efforçons-nous donc de «nous parler», chers lecteurs, en une franchise sereine.

*

L’islam pose problème à une grande partie des populations d’accueil en ce qu’il a, selon elles, une tendance assez irrépressible à s’organiser en communauté homogène même s’il est–comme toute religion non centralisée–traversé par des courants très contrastés. Cette communauté homogène présenterait pour nombre d’Européens une attitude peu encline à s’informer des us, des coutumes et de la culture de la société d’accueil. Par voie de conséquence, on observe chez cette dernière la frustration de devoir consentir à apprendre la richesse mais aussi «l’étrangéité» de la civilisation immigrée sans être honorée d’une démarche de réciprocité.

Les obligations alimentaires du la fréquence de la prière, la nourriture le déploiement de la musique orientale, les contraintes de l’habillement féminin, l’architecture sacrée musulmane, le rituel «archaïque» du sacrifice animal… autant de données de civilisation devenues objet d’une connaissance irrésistible de l’ambiance liée à l’immigration.

À l’inverse, certains musulmans ne sont pas animés, ou évitent de l’être, par une curiosité à l’égard du tissu culturel et cultuel de l’environnement européen: les salles de concert, les musées, l’architecture religieuse, les coutumes des autres religions, les grands écrivains… de la civilisation d’accueil.

Deux positions possibles. Soit ils estiment que leur culture propre les enrobe si intensément qu’elle leur suffit et qu’elle doit dès lors être préservée de toutes leurs forces. Soit, ce qui est moins estimable, que leur Vérité est à ce point supérieure aux autres–en tant que marquée du sceau du dernier message enfin authentique du Divin–que le «reste» ne peut être que funeste dérive ou même péril pour l’intégrité de leur croyance sommitale.

NDLA: À noter que ce frein cultuel à l’aventure chez les autres peut également être relevé chez certains chrétiens ou judaïsants par trop convaincus que leurs valeurs leur suffisent comme cadre de vie, et doivent même être protégées contre toute pollution extérieure. Ils se fondent alors, pour justifier une telle attitude, sur l’ancienneté de la source de leurs fois respectives.

Mais la longue durée de vie commune entre ces croyances et la libre pensée a atténué ce cloisonnement et a contribué à former une civilisation où les estimes réciproques ont pu naître et se développer.

Le phénomène islamique, lui, n’a fait irruption que depuis peu dans cette société européenne et ne peut dès lors avoir acquis une semblable évolution vers l’acclimatation au vivre ensemble dans le destin d’une même civilisation partagée.

La jeunesse européenne est donc conviée à ne rien ignorer du charme des flûtes et tambourins de l’islam, ni de la beauté de la musique soufie. Inversement, les symphonies de Beethoven ou le superbe élan mystique d’un Jean-Sébastien Bach relèvent–sauf à l’exception d’une «élite» musulmane–du monde de l’inconnu et de l’inconnaissable. Et cependant, la civilisation chrétienne mélangée à celle des Lumières vaut certainement quelques attentions.

Les sociétés d’accueil soulignent souvent que les immigrants italiens, portugais, espagnols, grecs arrivés dans le Nord industriel de l’Europe se sont harmonieusement mélangés aux populations locales, car également chrétiennes ou adeptes de la libre pensée adogmatique. Et cela sans pour autant perdre aucunement leur culture propre.

Mais tout observateur constatera qu’une civilisation musulmane plongée dans un contexte européen fort dissemblable suscite un malaise. Et que ce malaise est réciproque, comme le reflètent nombre de débats aux ambiances souvent «animées». Et l’on constate que la ferveur spirituelle de l’islam, une ferveur très encadrée de certitudes sacrées intangibles figées dans un écrit immuable, accroît ce malaise. En effet, cette ferveur détonne dans une Europe où la tolérance réciproque est fondée sur une lutte fort longue menant à un apprentissage de la relativité des convictions exprimées par les citoyens.

Pour que ces différentes tendances et ressentis se fondent en une diversité pleine de richesse, les démocraties occidentales estiment qu’elles ne peuvent être contraintes à n’être que des structures de développements parallèles, mais qu’elles doivent au contraire s’organiser en une dynamique générale où s’entremêlent tous les courants.

Les acquisitions de cette lutte pour l’apprentissage de la relativité des convictions dans les pays européens «d’avant-garde»?

L’égalité entre les hommes et les ces dernières ayant acquis l’autonomie de leur esprit, de leur corps et de leurs finances.

L’autonomie de la À cet égard, relevons la consternation de la société belge apprenant que 84% des étudiants musulmans de l’Université libre de Bruxelles se déclarent partisans du créationnisme, à l’image des protestants évangéliques américains et de leurs émules.

Une justice unique applicable à tous sans discrimination. Toute autre forme est proscrite, et notamment sa communautarisation, dans la majorité des États européens. Ceci afin d’éviter des cloisonnements culturels et cultuels et les contraintes claniques forçant à y recourir.

L’autonomie de la raison et de la ce qui rend possible et respectable l’exercice d’une pensée libre fort peu prisée dans le reste d’un monde majoritairement religieux, au sein duquel elle est parfois même persécutée lorsqu’elle s’échappe de l’autorisé.

L’acceptation de considérée comme un simple état naturel minoritaire, mais non plus comme un vice coupable.

La légalisation de l’euthanasie et de Il est essentiel de souligner qu’en Europe, cette structure ouvrant à l’autonomie du choix individuel n’impose rien à ceux qui n’entendent pas déroger aux valeurs «supérieures»–selon eux–du sacré. Une absence de contrainte s’inscrivant à l’inverse des consignes impératives des religions qui entendent gouverner la sphère privée des individus selon les différents principes émanant de leurs Révélations respectives.

Et l’on peut aisément concevoir que ces pays européens fort sécularisés ne veuillent pas retomber dans un réseau de directives émanant d’un sacré s’estimant détenteur d’une éthique de nature divine, une éthique des «lois naturelles» puisque Dieu a créé le monde.

NDLA: Les résultats électoraux du Printemps arabe n’ont rien arrangé. Ils ont non seulement atterré les libéraux et les laïques du Sud de la Méditerranée, mais aussi les citoyens européens qui ont alimenté de leurs impôts le soutien à ces révolutions censées être émancipatrices de l’archaïsme fondamentaliste.

La dépense de trois cents millions d’euros pour restaurer la charia de la Tunisie à l’Égypte a ainsi amené le peuple français à estimer que la démocratie en terre d’islam ne peut que restaurer le fondamentalisme.

Plus précisément, que toute prétention à détenir seul la Vérité unique est incompatible avec le principe essentiel, inconditionnel, qui structure une véritable démocratie, à savoir admettre le chatoiement des thèses, seraient-elles sacrées ou séculières et ne pas imposer la certitude univoque de la sienne avec la prétention qu’elle émane d’une évidence irréfragable, qu’elle soit divine, idéologique ou philosophique, qu’elle relève d’Allah, de Platon ou de Mao.

Une vraie démocratie, comme l’Occidental la conçoit, ouvre à la richesse de la multiplicité des thèses et non à son extinction. En soulignant que le «vivre ensemble» se satisfait peu de la tolérance. Il requiert, nous le répétons à l’envi, le respect de l’Autre au point d’admettre qu’il puisse ébranler nos propres certitudes. Voilà précisément ce vers quoi tend l’idéal européen.

L’Europe? Un continent dont le citoyen ne peut dès lors admettre qu’on le menace de lui imposer une pensée unique péremptoire «profitant» habilement du jeu démocratique pour élargir son influence.

En conséquence, il est clair, et malheureux, de constater que le Printemps arabe a non seulement démobilisé le courant généreux de l’aide européenne à l’islam «modéré»–condamné décidément à toujours subir le joug de l’excessif–mais qu’il a, au surplus, indéniablement nourri le courant islamophobe en Occident.

Relevons également que ce qui inquiète ainsi tout particulièrement la laïcité européenne est l’alliance qui se dessine entre toutes les religions pour reconquérir au faîte de l’Union européenne l’influence qu’elles ont perdue au sein des États, c’-està-dire la pénétration des valeurs du spirituel dans la gestion du temporel, afin de pouvoir peser sur les choix de l’éthique sociétale. Ainsi déjà, des consignes de refus d’obéissance aux lois déclarées iniques émanent de grands chefs religieux.

Or, les courants spirituels fondamentalistes critiquent précisément les bases mêmes de ce jeu démocratique permettant l’exercice du pouvoir par une majorité de citoyens ouverts à une «modernité» de comportement s’opposant aux prescrits coulés à jamais dans l’airain du sacré.

Nous avons souligné combien le malaise est donc très palpable en Europe lorsque s’établit une assise de pensées du religieux incompatible avec les convictions de la majorité d’une société civile démocratique ayant mis des siècles à forger un destin commun où se marient dans l’apaisement les flux de convictions divergentes.

À ce propos, le cheikh Sayeed Tantaoui, alors recteur de la célèbre Université Al-Azhar du Caire, estimait que l’islam se devait de se mouler dans la structure du pays d’accueil afin d’y vivre en harmonie, et que ce pays devait en retour respecter le libre exercice de la spiritualité d’un islam soucieux de ne pas cultiver son «étrangéité».

Superbe conception, estiment beaucoup d’Européens, mais éminemment novatrice et soulevant la réprobation de nombre de responsables religieux musulmans. C’est peu dire combien la cohabitation entre le spirituel et le séculier est délicate.

À vrai dire, feu Sayeed Tantaoui était célèbre pour son franc-parler quelque peu audacieux dans le milieu «agité» de l’Égypte.

D’abord, il a tenu à proclamer que l’islam n’accéderait à la modernité que s’il parvenait à prendre une distance interprétative à l’égard d’un texte datant du siècle! Par exemple, est-il nécessaire au siècle de suivre à la lettre la teneur de la sourate XXIII recommandant de cacher la séduction des musulmanes dans le milieu païen médinois considéré comme sexuellement audacieux?

Ensuite, interrogé par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur du gouvernement Chirac à l’époque du vote de la loi «Stasi» portant sur l’interdiction du port de signes ostensibles à caractère politique ou religieux, il répondit, nous l’avons vu, que l’immigré devait se conformer aux usages de la société d’accueil.

Enfin, fin 2009, au cours d’une tournée d’inspection dans les écoles dépendant de son Université, il intima l’ordre à une petite fille de douze ans de quitter son niqab (laissant seuls les yeux visibles), considérant qu’il s’agissait là d’un «vêtement relevant de la tradition et non du culte» révélé par le Coran. Sur sa lancée, il interdit immédiatement le port de toute forme de voile intégral dans les établissements primaires et secondaires dépendant de l’Université. On devine le courroux de la tendance conservatrice des Frères musulmans, d’autant plus véhément que les ulemas ont décidé d’appuyer le cheikh Tantaoui en sa «modernité».

Surprise (mais en est-elle une pour un observateur averti de la situation européenne?): la ligue égyptienne des droits de l’homme prit immédiatement parti pour la thèse des Frères musulmans, à savoir que le port d’un tel type de voile est une expression de la liberté de la femme, et ne peut donc être interdit.

Les Frères musulmans ainsi confortés obtinrent qu’il admette toutefois que «la femme a toute latitude de porter le niqab (partout ailleurs), qu’elle soit belle ou moche (sic).» Mais le cheikh Tantaoui maintint l’interdiction que «les étudiantes et les enseignantes le portent dans les classes réservées aux filles».

Recul du cheikh certes, avec toutefois cette déclaration annexe: «Le port du niqab est, le cas échéant, une forme de fanatisme que récuse la religion musulmane, qui prône le juste milieu et la modération.»

NDLA: À noter que l’Université Al-Azhar ne cesse guère de surprendre par ses positions s’inscrivant à contre-courant du fondamentalisme actuellement à la mode en terre d’islam. En octobre 2011, elle se prononce ainsi pour la séparation du temporel et du spirituel lors de la rédaction de la nouvelle Constitution égyptienne! Et cela au moment où les Frères musulmans du pays étaient en pleine restructuration, soutenus par les dons de l’Arabie saoudite, et que le même phénomène pouvait être observé dans l’ensemble des nations touchées par la révolte du Printemps arabe.

*

La cohabitation exige, selon nous, une ouverture des deux camps, le religieux et le laïque.

Plus que la tolérance, elle exige, insistons à nouveau sur ce fait, une connaissance approfondie des mécanismes de pensée de chacun qui, seule engendre le véritable respect de l’autre, ouvre l’accès à la confiance mutuelle, voire même à l’amitié. Le dialogue, encore et toujours, et la réciprocité dans le désir de comprendre et d’apprécier les valeurs de l’autre.

Voilà la clef d’un équilibre source de bonheur d’un peuple uni en ses variétés.

Cette constatation ne constitue nullement une critique. Mais il est évident que la structure particulière du sacré islamique génère une tendance constante à vivre en communauté distincte de l’organisation générale des sociétés d’accueil européennes. En d’autres termes, l’islam a une vocation innée, liée à sa propre Révélation, à choisir la voie du communautarisme plutôt que celle de l’homogénéité laïque d’un État où il serait minoritaire.

En effet, l’islam doit à notre époque effectuer un apprentissage difficile, celui de vivre au sein de nations où il est minoritaire alors que chaque fois qu’il a dominé l’ensemble de la société, il a su–souvent de manière remarquable–accepter généreusement les courants de pensée «étrangers», même si cette permissivité était nimbée d’une certaine condescendance.

Et cet islam des Lumières–fragile il est vrai –, celui de Cordoue, de Fès, de Delhi, d’Ispahan, de Jérusalem… sut bâtir de superbes civilisations où convergeaient les pensées de toutes origines.

Un exemple parmi bien d’autres de cette ouverture d’esprit?

Rappelons la générosité intelligente de Saladin.

En effet, lorsque les barons d’Occident menés par Godefroi de Bouillon s’emparèrent de Jérusalem, ils y massacrèrent–malgré les consignes de Godefroi–tous les musulmans, tous les juifs et même tous les chrétiens non reliés à l’autorité papale. Mais quand Saladin reprit la ville une centaine d’années plus tard, il offrit aux chrétiens et aux juifs de rester moyennant une imposition «convenable».

En cas de refus, il garantissait la sécurité de leur trajet jusqu’à la côte où les attendraient des navires italiens réquisitionnés au Caire, afin de pouvoir rejoindre l’Europe.

À l’époque, la Lumière rayonnait donc sur l’espace musulman au contraire de l’Occident qui entrait, lui, dans l’ombre portée d’un christianisme ayant fermé en 524 ses portes au savoir grec et asiatique par décision de l’empereur Justinien. Autrement dit, l’enfermement chrétien s’opposait à «l’aération» de la civilisation musulmane.

Mais dès le siècle, débuta un lent démantèlement de l’élan islamique avec l’avènement du refus d’éclairer l’interprétation du sacré et de l’enrichir de sagesses «étrangères». Nous avons déjà souligné que le régime des Almohades fut tristement «exemplaire» à cet égard. Et qu’avant la prise de Grenade, ce régime obscurantiste musulman anticipa par ses excès de censure le désastre de la conquête espagnole de 1492. Certes, ça et là, survécurent un temps quelques phares de sagesses partagées avec d’autres courants, mais c’était sans compter de redoutables événements extérieurs décisifs qui «achevèrent» le déclin de l’exceptionnelle civilisation islamique.

D’abord les croisades, évidemment.

Puis la mainmise de Charles Quint sur la Méditerranée, parachevée sous Philippe II par la bataille de Lépante, au cours de laquelle la flotte turque fut décimée.

Enfin l’envahissement du versant Sud par une colonisation souvent brutale, charriant parfois un racisme arrogant.

Cette fort longue mise à l’écart de la dynamique musulmane la priva de l’essor essentiel de la révolution industrielle. L’Occident devint, techniquement, scientifiquement, militairement, le maître du monde. Les Amériques, l’Asie, l’Afrique et toute autre zone économiquement intéressante furent soumises à son emprise.

Le réveil de l’islam politique international ne s’effectua qu’en 1954, avec l’arrivée au pouvoir en Égypte du président Nasser, le fondateur du courant militaire laïque qui… en 2012, tenta de «sauver» la rédaction de la Constitution des mains islamisantes.

Devenu habilement l’allié de l’Union soviétique, il nationalisa le canal de Suez, fleuron de l’expansion occidentale. Son audace ébranla toute l’Europe: construction du barrage d’Assouan ou encore, accueil au Caire du gouvernement provisoire algérien en guerre contre la France. Sa popularité grandit encore avec le retrait des armées anglaise, française et israélienne ayant tenté de reprendre le contrôle de cette voie d’eau essentielle. Un échec certes dû aux pressions russe et américaine, mais que Nasser transforma en victoire égyptienne.

Quelles que soient les opinions ou les réticences de chacun sur le sens de cette affirmation de l’Égypte sur le plan international, force est de reconnaître que, vue de l’Occident, l’action de Nasser marqua le début d’une ère nouvelle dans les relations entre le Nord et le Sud de la Méditerranée, et qu’elle enclencha par ailleurs l’avènement du baasisme en Syrie et en Irak, deux pays choisissant eux aussi le courant laïco-nationaliste.

On est loin à cette époque d’une quelconque «régression vers l’archaïsme», pour reprendre les termes exprimant la manière dont le Printemps arabe est ressenti dans une grande part de l’opinion publique occidentale. Un jugement né de l’effarement devant l’élargissement brutal du fossé entre l’apaisement des conflits convictionnels au Nord de la Méditerranée et la dangereuse exaspération des haines cultuelles au Sud.

Cette exaspération s’explique certes par une volonté de «revanche»–démocratiquement étayée–de la part de la vague fondamentaliste réprimée durant 90 ans, si l’on prend l’arrivée au pouvoir de Mustafa Kemal en 1923 comme date d’essor de la modernité en terre d’islam. Alors que l’Europe espérait plutôt que la liberté retrouvée au sein du monde arabe marquerait le réveil d’un grand destin digne du passé éblouissant de l’islam, celui de Cordoue l’omeyyade, de Fès l’almoravide, de Delhi la grand-moghole…

1923… 2011, presque un siècle de modernité imposée par une succession d’hommes déterminés à écarter de la gestion de l’État les impératifs à leurs yeux «surannés» du fondamentalisme.

Cependant, le siècle de résurgence d’un islam moderne politiquement impressionnant révéla la gravité de son retard technologique. Déjà en 1948 et 1949, Israël était parvenu à contenir l’alliance militaire de ses voisins et même à agrandir son territoire. Puis ce furent les défaites de 1956, 1967 et 1973 auxquelles s’ajoutèrent, par deux fois, l’écrasement aisé de l’Irak par les forces occidentales. En 1990 d’abord, alors qu’il possédait une armée suréquipée par l’Occident pour vaincre l’Iran de Khomeiny durant la guerre de 1980 à 1988, et en 2003 ensuite.

En d’autres termes, l’avancée technologique de l’Occident était insurmontable. L’islam connut donc l’humiliation. Sa remarquable dynamique fit en conséquence place à une amertume légitime. Au point qu’il y eut rejet de la «modernité» occidentale, souvent utilisée, il est vrai, pour dominer plutôt que pour aider le «Sud». Ce qui signifia un repli vers le religieux, un refuge dans la providence divine.

Puis, au fil des ans, s’amplifia le glissement vers l’intégrisme et l’exaspération du terrorisme. Au grand péril d’un certain autre islam toujours empreint de ses valeurs d’antan, tissées de générosité et de tolérance. Un islam dont beaucoup de musulmans, répétons-le, sont des modèles.

*

Dans ce monde en grand tumulte, comment alors donc concilier–réconcilier–les deux rives de la Méditerranée?

Une chance d’y parvenir?

Si le sacré est indiscutable, son ouverture à la générosité ou sa fermeture sur les contraintes sont du domaine de l’humain, car ce choix dépend de l’interprétation humaine du texte divin.

De fait, nous le savons, le sacré ne se négocie pas puisque, par essence, il est révélé. En conséquence, asseoir une fraternité entre les religions fondée sur le relativisme des thèses est impossible, parce que le relativisme se fonde sur la négation qu’une Vérité puisse prétendre être la seule vraie. Ce qui implique que les différents sacrés, même s’ils expriment heureusement leur respect mutuel, sont par essence incompatible tant leurs Révélations sont

À cet égard, il est révélateur qu’au sein de la «Commission des Sages», chargée de faire rapport au gouvernement belge sur l’interculturalité (NDLA: voir en fin de cette conclusion), les représentants des différentes religions ont refusé qu’un cours portant sur «le fait religieux» soit confié à un non-croyant.

Et, étant donné qu’aucun ministre d’un culte particulier ne peut, à l’évidence, couvrir l’ensemble d’une telle matière, tout au plus ont-ils alors accepté de se succéder pour exposer chacun leur croyance.

Inévitablement, s’organise alors une simple juxtaposition de thèses théologi-quement péremptoires.

La seule démarche d’ouverture bénéfique est l’apprentissage du respect de la conviction de l’Autre, ce qui est non négligeable lorsqu’on contemple les conflits actuels. Ce qui n’a rien à voir avec un enseignement «neutre» des religions «énumérées» avec un simple effleurement de leurs particularités. Surtout si se structure une alliance des différents courants spirituels pour obtenir que le religieux pénètre l’éthique d’un État par trop «laïciste» et que soient permises des «accommodations raisonnables» communautaristes. Lesquelles créent à coup sûr des compartimentages de traditions et d’observances des prescrits de chaque Révélation.

Ainsi, nous avons évoqué dans cet ouvrage l’alliance particulièrement spectaculaire proposée à Ankara par le pape Benoît XVI au Premier ministre turc Erdogan et ce, avant même que l’AKP ne triomphe aux élections législatives de 2011. À savoir que le catholicisme et l’islam devraient travailler de concert au réveil des valeurs du spirituel et collaborer étroitement au retour de celles-ci dans la gestion même des États européens. Pourrait alors être éliminée l’exagération «laïciste» de certains de ces États–la France étant la principale cible de cette opération salvatrice et également… la Turquie dont la Constitution de Mustafa Kemal était encore un frein au retour d’un islam libéré de la tutelle séculière de l’armée.

Et Benoît à la surprise de nombreux Européens, s’est dès lors prononcé pour l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, une adhésion qui entraînerait–événement en définitive souhaité autant par Rome que par Ankara!–la mise à l’écart du pouvoir laïque des militaires, ce qui correspond à la demande de l’Union européenne elle-même. Nous avons en effet souligné que la prédominance des militaires est incompatible avec la gestion démocratique des Vingt-sept dont les armées sont obligatoirement soumises aux représentants de la société civile. Une société civile turque, dominée par l’islamisme militant de l’AKP, constituerait donc une alliée précieuse pour Rome afin de contrecarrer le vote de lois heurtant l’éthique «naturelle» du sacré.

NDLA: Il n’est pas inutile de rappeler qu’en août 2011, le pouvoir militaire a été décapité par l’AKP et que les juges de la Cour constitutionnelle, autre rempart laïque kémalien, sont dorénavant nommés par la présidence et le parlement, tous deux dominés par les islamisants…

Autant d’avancées acquises grâce à l’instauration d’une démocratie locale au sein de laquelle est majoritaire un fond islamiste immuable comparable à celui qui consterne les libéraux et les laïques ayant tant espéré du Printemps arabe. Balayés partout le baasisme, le nassérisme, le bourguibisme, le kémalisme…

Il faut admettre une constante historique: le pluralisme des sacrés n’est jamais simple à gérer paisiblement.

Et si l’UE est si attachée à une gestion laïque de ses États, c’est précisément parce qu’elle représente le seul lieu de rencontre où ne peut opérer la pression d’un postulat dogmatique particulier. C’est d’ailleurs pourquoi beaucoup de dirigeants de conviction musulmane expriment combien ils apprécient la laïcité des États européens en garantie que leur religion, minoritaire dans l’Union, ne serait pas soumise à l’oppression d’une croyance locale majoritaire.

*

Cette introduction accomplie, nous pouvons traiter de manière plus approfondie le sujet délicat du ressenti des sociétés d’accueil.

Deux thèses se dégagent, au sein d’une confrontation larvée ou animée. Elles peuvent être analysées au travers de deux courants distincts au sein même de l’islam.

D’abord, la vision de deux Égyptiens, Bahgat Elmadi et Adel Rifaat, écrivant sous le pseudonyme commun de Mahmoud Hussein et auteurs de l’ouvrage sud de la

Ils y exposent leur admiration pour une civilisation qu’ils apprécient comme un modèle unique.

Ces deux auteurs soulignent que les grands monothéismes permirent de briser les compartimentages d’idées d’une multitude de contrées et d’engendrer de grands ensembles de pensées enrichies par un réseau de courants bien plus étendu qu’auparavant.

Écoutons-les donc:

«En ouvrant un espace divin délié de ses ancrages locaux et naturels, les religions ont institué un lien virtuel entre chaque être en particulier et tous les êtres en général–c’est-à-dire un principe d’universalité traversant la conscience individuelle de chaque homme pour unir l’humanité dans son ensemble. Mais ce principe est appelé à se réaliser, au regard de chaque religion, par la voie propre qu’elle propose, à l’exclusion des voies offertes par les autres. C’est ainsi que la vocation universaliste se retrouve localement piégée par la diversité des messages qui la revendiquent. C’est ainsi que se referment sur elles-mêmes des communautés séparées dont chacune, au départ, s’est voulue porteuse de la communauté humaine tout entière.»

«Pour dépasser ce dilemme, il aura fallu affranchir le principe d’universalité de tout système particulier; le situer sans médiation sacralisée ni enracinement communautaire, dans l’essence même de l’homme.»

«Pour réussir le formidable pari d’une conscience de soi qui ne soit plus responsable devant une instance sacrée–Dieu, la Loi, le Tout –, mais devant elle-même, qui ose se prendre pour siège de sa propre volonté, affronter les mystères du monde et survivre au choc de sa propre liberté, il aura fallu que l’Europe intègre en une équation unique toutes les esquisses d’individualité ébauchées par l’humanité avant elle (…).»

À vrai dire, la «messe» est dite pour Bahgar Elnadi et Adel Rifaat. Leur texte d’une dignité lucide, fort apprécié par la société d’accueil européenne, démontre à suffisance combien là-bas, au Sud, existent dans l’islam des penseurs qui espèrent, étreints par l’angoisse d’être étouffés par l’extrémisme, que l’Europe tiendra bon devant la déferlante des revendications communautaristes qui l’assaillent.

Avant de les quitter, citons une dernière envolée libératoire de leur livre:

«(Pour réussir à fonder cet espace d’exception), il aura fallu qu’une certaine pensée (…) s’appuie sur la raison et que, muni de ce levier souverain, l’homme (…) se forge le miraculeux pouvoir de s’extraire du reste de la création–et de la regarder en face.»

*

L’analyse de cette exclusivité de l’Europe débouche donc sur la reconnaissance essentielle du rôle des Lumières du siècle, mères de l’autonomie de la raison et de la liberté de pensée.

Et nous voici dans l’avènement de l’immanence par le franchissement des paliers de décantation de la tolérance et de l’apprentissage du «vivre ensemble».

Une évolution qualifiée de bénéfique par les deux auteurs, et attribuée par eux à la qualité du champ de la laïcité, seul espace de rencontres dégagé des a priori dogmatiques inconciliables, par essence «indiscutables».

Mais, une civilisation se fonde rarement sur un seul socle. Ces deux écrivains venus du monde de l’islam expriment bien que cette exception européenne est le fruit d’un travail collectif, où se mêlent la Foi et la Raison. Une raison non pas soumise à la conformité avec la doctrine du sacré, comme l’envisagent Thomas d’Aquin ou Benoît XVI et la plupart des maîtres à penser du «spirituel»–seraient-ils musulmans –, mais dotée d’une totale autonomie.

Les architectes de la maison Europe, de cet espace privilégié selon la conception de nos auteurs égyptiens, ont pour nom l’islam lumineux des Omeyyades et des Almoravides de l’Andalousie, le christianisme en ses variantes généreuses, le judaïsme de la diaspora, en sa dispersion de semences de valeurs éparpillées, la laïcité humaniste adogmatique mère de la science occidentale. Un contraste, une mosaïque qui pourrait être intense richesse si les hommes apprenaient… à s’aimer en se nourrissant de leur diversité.

Quel merveilleux équilibre, souligne le texte du sud de la acquis péniblement, grâce à des scientifiques qui payèrent parfois de leur vie leur divorce des thèses sacralisées!

Mais que cet équilibre est fragile, et actuellement menacé par la montée de revendications communautaristes aiguës!

*

Exposons maintenant l’autre thèse. Celle qui entend organiser un État européen multicultuel et multiculturel en un ensemble de compartiments communautari-sés au sein d’une sorte de confédération laïque–entendez par là «neutre», simplement coordinatrice–gérant la société comme un chef d’orchestre tenterait de «faire jouer ensemble» des instrumentistes se partageant les cordes, les bois, les vents et les percussions.

D’abord, constatons que pour nombre d’observateurs occidentaux, le contenu éthique de la Déclaration occidentale des droits de l’homme (et de la femme) n’est guère soutenu par les courants dogmatiques majeurs.

Contre cette Déclaration éminemment «libérale» se dresse le «fondamentalisme naturel» d’un contexte religieux ne pouvant accepter que soient érodés des pans entiers de son sacré.

Certes, il existe une déclaration des droits de l’homme en islam, adoptée le 5 août 1990, au Caire, lors de la Conférence islamique des ministres des Affaires étrangères. Son texte a été publié dans l’ouvrage un système arabe de protection des droits de l’homme: la Charte arabe des droits de édité en mai 2002, à Lyon, par le Centre Arabe pour l’Education au Droit International Humanitaire et aux droits Humains (ACIHL) et l’Institut des Droits de l’Homme de Lyon.

Citons-en quelques extraits:

«Les États membres de l’Organisation de la Conférence Islamique,

Réaffirmant le rôle civilisateur et historique de la Ummah islamique, dont Dieu a fait la meilleure Communauté; qui a légué à l’humanité une civilisation universelle et équilibrée, conciliant la vie ici-bas et l’Au-delà, la science et la foi; une communauté dont on attend aujourd’hui qu’elle éclaire la voie de l’humanité, tiraillée entre tant de courants de pensées et d’idéologies antagonistes, et apporte des solutions aux problèmes chroniques de la civilisation matérialiste;

Soucieux de contribuer aux efforts déployés par l’humanité pour faire valoir les droits de l’homme dans le but de la protéger contre l’exploitation et la persécution, et d’affirmer sa liberté et son droit à une vie digne, conforme à la Charria;

Conscients que l’humanité, qui a réalisé d’immenses progrès sur le plan matériel, éprouve et éprouvera le besoin pressant d’une profonde conviction religieuse pour soutenir sa civilisation, et d’une barrière pour protéger ses droits;

Convaincus que, dans l’Islam, les droits fondamentaux et les libertés publiques font partie intégrante de la Foi islamique, et que nul n’a, par principe, le droit de les entraver, totalement ou partiellement, de les violer ou les ignorer, car ces droits sont des commandements divins exécutoires, que Dieu a dictés dans ses Livres révélés et qui constituent l’objet du message dont il a investi le dernier de ses prophètes en vue de parachever les messages célestes, de telle sorte que l’observance de ces commandements soit un signe de dévotion; leur négation, ou violation constitue un acte condamnable au regard de la religion; et que tout homme en soit responsable individuellement, et la communauté collectivement;

Se fondant sur ce qui précède, déclarent ce qui suit:

Article 1

a) Tous les êtres humains constituent une même famille dont les membres sont unis par leur soumission à Dieu et leur appartenance à la postérité d’Adam. Tous les hommes, sans distinction de race, de couleur, de langue, de religion, de sexe, d’appartenance politique, de situation sociale ou de toute autre considération, sont égaux en dignité, en devoir et en responsabilité. La vraie foi, qui permet à l’homme de s’accomplir, est la garantie de la consolidation de cette dignité.

b) Les hommes sont tous sujets de Dieu, le plus digne de sa bénédiction étant celui qui se rend le plus utile à son prochain. Nul n’a de mérite sur un autre que par la piété et la bonne action.

Article 3

a) Il est interdit, en cas de recours à la force ou de conflits armés, de tuer les personnes qui ne participent pas aux combats, (…).

b) L’abattage des arbres, la destruction des cultures ou du cheptel, et la démolition des bâtiments et des installations civiles de l’ennemi par bombardement, dynamitage ou tout autre moyen, sont interdits.

Article 6

a) La femme est l’égale de l’homme au plan de la dignité humaine. Elle a autant de droits que de devoirs. Elle jouit de sa personnalité civile et de l’autonomie financière, ainsi que du droit de conserver son prénom et son patronyme.

b) La charge d’entretenir la famille et la responsabilité de veiller sur elle incombent au mari.

Article 8

Tout homme jouit de la capacité légale conformément à la Charria, avec toutes les obligations et les responsabilités qui en découlent.

Article 9

a) La quête du savoir est une obligation. L’enseignement est un devoir qui incombe à la société et à l’État. (…).

b) Tout homme a droit à une éducation cohérente et équilibrée, au plan religieux et de la connaissance de la matière (…).

Article 11

a) L’homme naît libre. Nul n’a le droit de l’asservir, de l’humilier, de l’opprimer, ou de l’exploiter. Il n’est de servitude qu’à l’égard de Dieu.

b) La colonisation, sous toutes ses formes, est strictement prohibée en tant qu’une des pires formes d’asservissement. (…).

Tous les peuples ont le droit de conserver leur identité propre et de disposer de leurs richesses et de leurs ressources naturelles.

Article 12

Tout homme a droit, dans le cadre de la Charria, à la liberté de circuler et de choisir son lieu de résidence à l’intérieur ou à l’extérieur de son pays (…).

Article 18

a) Tout homme a le droit de vivre protégé dans son existence, sa religion, sa famille, son honneur et ses biens.

b) Tout homme a droit à l’indépendance dans la conduite de sa vie privée, dans son domicile, parmi les siens, dans ses relations avec autrui et dans la gestion de ses biens (…).

Article 21

Il est formellement interdit de prendre une personne en otage sous quelque forme, et pour quelque objectif que ce soit.

Article 22

a) Tout homme a le droit d’exprimer librement son opinion pourvu qu’elle ne soit pas en contradiction avec les principes de la Charria.

d) Il est interdit d’inciter à la haine ethnique ou sectaire ou de se livrer à un quelconque acte de nature à inciter à la discrimination raciale, sous toutes ses formes.

Article 24

Tous les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration sont soumis aux dispositions de la Charria.

Article 25

La Charria est l’unique référence pour l’explication ou l’interprétation de l’un quelconque des articles contenus dans la présente Déclaration.»

Notons que l’Organisation de la Conférence Islamique est une Organisation internationale qui compte 57 États.

Pour la majorité des analystes occidentaux, ce texte généreux est le pendant religieux de la Déclaration laïque des droits de l’homme, fondement de l’éthique occidentale. Ce texte–au contenu généreux certes, mais reflet d’une croyance assurée d’être la seule «vraie» référence au Bien édictée par le Divin–ne peut dès lors s’écarter du code de vie sacralisé de la un terme répété à l’envi dans la Charte musulmane. Il ne peut donc inclure dans les libertés humaines celles qui font l’objet d’un interdit du Divin, alors que les démocraties occidentales ne connaissent qu’une seule censure, celle qui porte sur des choix contraires aux prescrits des droits de l’homme.

La grande différence avec le choix disponible au sein des religions est que les démocraties répondent à la volonté de leur peuple–au choix donc posé par l’humain libre –, alors que les religions obéissent au verdict du sacré–un choix «imposé» par le Divin à l’humain, dont l’usage transgresseur du libre-arbitre sera sévèrement puni dans «l’au-delà».

Ainsi, la charia interdit de pratiquer la «déviance» homosexuelle, de se réclamer du droit à l’euthanasie, de celui de jouir de la libéralisation de l’avortement, de la faculté de promouvoir la prédominance d’un raisonnable scientifique opposé aux prescrits du sacré, de prétendre vivre l’égalité plénière des sexes… autant de béliers fissurant le rempart des «valeurs» émanant de diverses Révélations et traditions religieuses.

Et l’institution d’une démocratie fondée sur la sécularité est «par essence» réprouvée en tant qu’agent potentiel de dissolution du ferment religieux.

Rappelons-nous que l’islam seul n’est pas en cause. Toutes les croyances génèrent des interdits drastiques. Ainsi, le catholicisme et ses bûchers de la Sainte Inquisition qui ont tenté d’éteindre les audaces hérétiques de la science. Et le monde scientifique n’a pas fini d’expérimenter les «retours de flammes» des réticences du spirituel. Ainsi, les différends constants entre l’Université catholique de Louvain, en Belgique, et la part cléricale de son pouvoir organisateur défrayent régulièrement la chronique, au point que les enseignants de cette célèbre Université, arrivés à la conclusion que le diktat religieux et les avancées des sciences étaient incompatibles, ont décidé de s’émanciper de la tutelle de Rome en 2011.

C’est ainsi que Mgr Léonard, l’archevêque de Malines-Bruxelles, n’aura plus au Conseil d’Administration de l’Université qu’un rôle consultatif.

Or, la précieuse Charte «américano-française» des droits de l’être humain constitue, dans les sociétés d’accueil, tout à la fois l’épine dorsale de l’éthique occidentale et celle de la structure équilibrée d’un Occident ouvert à tous les courants de pensée. Une structure dans laquelle s’ouvre une nouvelle faille depuis l’avènement d’un certain islam vivant sur une crête identitaire ardente.

Pour en prendre la pleine mesure, écoutons Tarik Ramadan, l’un des principaux chantres de cette mouvance revendicatrice qui ne peut s’aligner sur la conviction des deux auteurs égyptiens que nous avons cités, une conviction selon laquelle l’Europe constitue un modèle de bonne gouvernance globale de la pensée.

Son livre de l’été 2009 porte cependant un titre alléchant pour les partisans d’une pluralité enrichissante vécue «ensemble» au sein de l’Union européenne. En effet, son ouvrage est intitulé: en nous. Pour une philosophie du

Mais à l’analyse, les commentateurs européens relèvent généralement que l’auteur aspire en réalité au communautarisme et non pas au pluralisme.

L’Occident, écrit-il, se prétend détenteur de la «modernité», en tant que gestionnaire éclairé d’un ensemble de traditions «anciennes», considérées par les humanistes comme archaïques. Mais cette prétendue modernité ne serait en réalité, elle aussi, qu’une simple tradition, de plus récente et «fort minoritaire dans le concert des mémoires du monde». Dès lors, cette tradition minoritaire devrait accepter de concéder un vaste espace de libertés communautaires aux traditions «plus vénérables»–forcément religieuses dans l’esprit de l’auteur.

En d’autres termes, l’homogénéité d’un État laïque–se voulant organisateur d’une citoyenneté identiquement protégée et contrôlée par des lois démocratiques et une justice applicables à tous–devrait se modifier en une pluralité de communautés gérées selon leurs traditions particulières.

L’objectif de Tarik Ramadan, observent les tenants du séculier démocratique occidental, est donc de disloquer le moule d’une laïcité «à la française» organisée par un État farouchement «neutre», opposé à concéder tout accommodement en faveur de l’un des sacrés de peur de réveiller les revendications des autres.

Une seule autre nation pratiquait une telle exclusivité laïque, un tel attachement au principe de neutralité humaniste, mais ce principe fut, on le sait, quasiment annihilé en été 2011. Il s’agissait de la Turquie, telle que voulue par Mustafa Kemal en 1923, au point que dans les années ‘90 fut exclue du parlement une élue du parti islamiste Refah, prétendant siéger voilée. Ce faisant, cette parlementaire aurait enfreint l’exigence constitutionnelle de neutralité vestimentaire des représentants de la nation, censés la gérer au profit de l’intérêt général du peuple et non au service d’un groupe particulier d’intérêts religieux ou philosophiques.

Le port du voile, nous le constatons ici, est devenu pour le courant laïque européen le signe apparent–à tort ou à raison, mais le fait est là–d’une régression du statut de la femme, mais aussi d’une volonté de disloquer l’homogénéité de nations désireuses de se forger une citoyenneté générale. Une citoyenneté fondée sur l’interdit de se particulariser ostensiblement dans le domaine du cultuel, considéré comme relevant de la seule sphère privée.

Contentons-nous de constater que la conquête ardue menée par la femme européenne pour arriver à la plénitude de l’égalité, y compris corporelle et vestimentaire, constitue l’un des plus beaux fleurons de la pensée libre, de l’avènement de l’ère des Lumières. Une certaine immigration s’estimant, parfois légitimement, «mise à l’écart» devrait, selon les tenants de la laïcité, prendre conscience du sentiment «d’insupportabilité» qu’éveille dans une société d’accueil en voie de sécularisation certaines visions d’un passé que l’on croyait définitivement révolu.

*

En finale de ce livre, le lecteur constatera que nous avons tenu à livrer à sa réflexion les choix proposés dans le rapport de la Commission des Sages chargée, en 2004, de proposer au gouvernement belge des pistes d’actions dans le domaine délicat de la multiculturalité.

Sur les vingt-huit experts signataires du texte, deux désirèrent rédiger une «note de minorité» résumant leurs divergences par rapport aux options souscrites par la majorité.

En furent les auteurs madame Nadia Fadil et monsieur Michaël Privot, appartenant tous deux à la représentation du culte musulman, le troisième membre de cette représentation se désolidarisant de leur initiative.

Leur position s’inscrit dans la mouvance communautariste défendue par Tarik Ramadan.

Il nous a semblé intéressant d’exposer leur thèse, et légitime de leur permettre d’argumenter leur opposition audit texte.

Nous vous en livrons quelques extraits significatifs:

«L’un des arguments centraux des adversaires du port du foulard dans les établissements scolaires et les administrations concerne son caractère prétendument anti-moderne et non compatible avec la modernisation et la neutralité de l’État. (…).»

«(Or,) la signification du processus de modernisation est toute autre que l’effacement de la manifestation du religieux dans l’espace public. La modernisation et la laïcité, au contraire, garantissent la liberté de confession à tout citoyen et s’opposent à toute contrainte, quelle qu’elle soit, visant à obliger ou à interdire à qui que ce soit de pratiquer sa foi ou sa religion comme bon lui semble. La pratique d’une religion n’a, en ce sens, rien d’anti-moderne. La garantie du libre exercice de sa foi, de ses croyances ou de sa philosophie est une composante indéniable d’une société moderne, laïque et démocratique, et c’est bien en ce nom que nous prenons ici la parole.

C’est donc dans cette optique que nous nous opposons avec fermeté à toute volonté affichée de cataloguer le respect par certaines femmes et jeunes filles d’une prescription religieuse–ou de ce qui est vécu et perçu en tant que telle–comme étant une attitude idéologique, anti-moderne, anti-démocratique, obscurantiste, non raisonnable, non égalitaire, ségrégationniste, violente et discriminatoire.

D’un point de vue strictement religieux, aucun(e) théologien(ne) ou juriste musulman(e), classique ou moderne, n’a jamais théorisé le fait de porter le foulard, pour la femme, comme le résultat d’une infériorité naturelle ou sociale, ou d’un processus d’infériorisation de la femme par rapport à l’homme. Tant l’homme que la femme sont soumis aux mêmes contraintes en matière de pudeur, de retenue du langage corporel, et de “gestion du désir”. Chaque société, chaque culture, chaque individu définit ses propres normes en terme de pudeur, en fonction du temps et du lieu. Interdire le fait pour les femmes de se couvrir les cheveux au nom d’une certaine modernité (…) n’est pas rationnellement acceptable. (…).»

«D’un point de vue idéologique, analyser le port du foulard sous le rapport simpliste et binaire de l’émancipation ou de l’embrigadement idéologique, ne fait que renforcer le malaise d’une partie importante de la population musulmane qui se sent profondément incomprise et surtout non écoutée, pour ne pas dire non respectée, dans son être et sa manière d’être. La question se pose de savoir qui définit objectivement l’émancipation? Au nom de quelle norme objective peut-on légiférer en terme d’émancipation, une notion par essence subjective et relative?»

NDLA: Les auteurs de la note de minorité visent la loi Stasi édictée en France, interdisant le port de tout signe ostensible d’appartenance philosophique ou religieuse dans certains lieux précisés par le texte.

«Nous dénonçons dès lors toute tentative d’exclusion d’une personne au nom d’une notion aussi évanescente comme étant illégitime. (…).»

«(…) la société belge et européenne en général, considère la jeune fille ou la femme musulmane comme un individu perpétuellement mineur, reprenant par là même la supposée rhétorique “islamiste” qu’elle prétend combattre. En fin de compte, la jeune fille ou la femme musulmane est considérée comme étant incapable de se protéger, de décider elle-même de sa vie et de son avenir, de poser des choix raisonnables, d’être indépendante et intellectuellement autonome. La volonté d’interdire le port du foulard au nom du bien de la jeune fille ou de la femme musulmane n’est finalement que l’expression inverse du même machisme, du même sexisme, masculin ou institutionnel, qui prétend le lui imposer au nom de ce même bien. (…).»

«De la même façon, se référer aux situations turque, tunisienne, algérienne, marocaine, saoudienne ou iranienne, et prendre appui sur des autorités religieuses étrangères, dont les jugements sont discutables en regard même du droit musulman, en vue de conforter des lois “séculières” en Europe, constituent une tromperie intellectuelle dans la mesure où il y a une volonté manifeste de ne pas prendre en compte les différences fondamentales existant entre ces contextes sociaux, historiques, culturels et législatifs et les nôtres. (…).»

«S’il est vrai que certaines personnes ou certains groupes se définissant comme musulmans ont tendance à prôner un repli sur soi en mobilisant la référence religieuse, cela ne signifie en rien que le fait de porter le foulard soit un signe d’appartenance à cette tendance. (…).»

«Ce réflexe d’enfermement ou de repli sur soi est beaucoup plus conditionné par le rapport entretenu avec la société belge (sensation de rejet ou non, d’intégration ou non) et les conditions sociales effectivement vécues (chômage, précarité de l’emploi, relégation dans des quartiers difficiles, décrochage scolaire, répression ou discrimination institutionnelle) que par une doctrine religieuse. (…).»

«Le fait qu’une loi soit démocratiquement votée par la majorité des représentants d’une nation n’implique en rien que cette loi soit juste. Si d’aucuns sont prêts à soutenir “démocratiquement” une telle loi discriminante, on peut dès lors s’étonner qu’ils s’inquiètent de l’expansion stratégique, en Europe, d’un courant fort, unissant les tenants des grandes religions et souhaitant que les valeurs “spirituelles” soient moins confinées à la sphère du privé. (…) faudrait-il envisager qu’il n’y a de bonne décision démocratique que celle allant dans le sens d’une sécularisation toujours plus intense de nos sociétés?

L’article 9 de Convention Européenne pour la Protection des Droits de l’Homme–en dépit de ses interprétations spécieuses par une Cour Européenne des Droits de l’Homme dont l’objectivité en la matière commence à être contestée–fournit une base juridique solide et fondamentale pour cette option. (…).»

«Au-delà de cela, ne faut-il pas reconnaître, à l’égard de la personne dite “religieuse”, l’existence du préjugé typiquement moderne de sa prétendue incapacité à prendre de la distance par rapport à sa foi, de son absence d’objectivité, voire du fait qu’elle serait animée par le rejet, si ce n’est la haine, de tout ce qui est autre qu’“elle”?

En outre, nous rappellerons que l’absence de signe signifie également une position idéologique: le rejet ou la volonté d’éloignement de tout ce qui peut être lié au religieux, au spirituel, au rapport au Transcendant. Cessons donc de répéter naïvement que l’absence de signe est une neutralité comme justification d’une interdiction, car il y a là, de façon plus subtile peut-être, imposition d’une vision idéologique du monde présentée comme étant la seule véritablement neutre, juste et équitable alors qu’elle est en elle-même une violence et une ségrégation imposées à l’univers du “signifiant spirituel”.»

Synthèse de réflexions d’opposants au texte de cette note de minorité.

•Ces extraits de la note de minorité sont émouvants tant la sincérité de l’indignation de ses auteurs devant «l’incompréhension» de l’Occident est sous-jacente dans leurs propos. Il leur est insupportable de voir le «sublime» de leur foi opprimé.

•Cette note révèle clairement le fossé existant entre deux thèses.

La première: celle des tenants de la non-ingérence du spirituel dans les choix législatifs posés par la majorité démocratique. Tout signe ostensible pouvant être interprété comme la manifestation d’une appartenance à un «lobby» religieux est interdit, car il exprime la volonté de briser la cohésion de la société.

La deuxième: celle des partisans d’une liberté totale du cultuel au sein d’un État gérant–comme un chef d’orchestre coordonne ses instrumentistes–un ensemble de communautés religieuses et philosophiques parallèles, chacune installée dans le confort de ses valeurs préservées, et autorégentées.

Dès lors, la «modernité» de la société d’accueil, et plus précisément son ouverture laïque dénuée par principe de toute attache à un postulat sacralisé, devrait «servir» le communautarisme plutôt que le combattre. Nos deux auteurs semblent considérer que, sans cela, le séculier ne serait pas source de la véritable neutralité qu’il affirme promouvoir, mais agent masqué d’une «mécréance» conquérante.

NDLA: Rappelons l’accusation de «laïcisme» portée à l’encontre de la France par l’Église romaine, qui rejoint dès lors les autres religions, toutes soucieuses de restaurer leur influence dans la gestion des États. Rappelons également à cet égard la rencontre que nous avons évoquée entre le pape Benoît XVI et le Premier ministre Erdogan à Ankara.

Les convictions exposées par les auteurs de la note les amène à émettre une argumentation exactement à l’inverse de celle des tenants du séculier. Ainsi, à leurs yeux, le «modernisme» auquel ils se réfèrent devrait être une dynamique permettant à tous les choix particuliers de vivre en cohabitation sereine, y compris et même surtout ceux qui refusent le «virus» du modernisme au sein de leur communauté.

•Les deux auteurs ne paraissent guère percevoir le choc émotionnel ressenti par la société d’accueil lorsqu’elle voit renaître en son sein la dynamique d’une croyance n’ayant pas été «filtrée» par la Renaissance et ses Lumières. Une croyance animée dès lors de la même ardeur impérieuse que le catholicisme d’antan qui, en un passé heureusement révolu, attisait les confrontations pour imposer l’hégémonie de sa Vérité unique et n’excluait pas tortures et tueries pour y parvenir.

•Lorsque les deux auteurs écrivent le passage suivant, quel observateur, surtout Occidental, espèrent-ils convaincre que la femme musulmane peut vivre en son esprit et en son corps comme un homme?

«D’un point de vue strictement religieux, aucun(e) théologien(ne) ou juriste musulman(e), classique ou moderne, n’a jamais théorisé le fait de porter le foulard, pour la femme, comme le résultat d’une infériorité naturelle ou sociale, ou d’un processus d’infériorisation de la femme par rapport à l’homme. Tant l’homme que la femme sont soumis aux mêmes contraintes en matière de pudeur, de retenue du langage corporel, et de “gestion du désir”.»

Que pourrait répondre à nos deux auteurs un observateur européen à propos de cette image idéale qui, sur le terrain du vécu réel, offre un visage totalement déformé.

Ces auteurs se rendent-ils compte que la femme européenne estime insupportable «l’interdit de la séduction», «l’outrance de pudeur imposée» de plus en plus visibles au cœur de ses Cités?

Entendent-ils, à présent, crier le désespoir des laïques et des libéraux ultraminoritaires du Printemps arabe devant l’Hiver islamiste qui leur promet, au choix, une lente ou une violente remise au pas?

Le Printemps arabe, «c’est loin» bien sûr.

Mais la menace s’accroît au sein d’une Europe où le salafisme prend des muscles et de l’arrogance, au sein d’une Europe révoltée par le vécu des chrétiens de «là-bas».

L’islam en France, en Belgique, en Allemagne, au Royaume-Uni serait-il à ce point contrôlé par ses «modérés» que ces États pourraient envisager de relâcher leur vigilance? Le prétendre relève de l’utopie sincère, ou simplement de l’aveuglement ou encore de l’usage d’une argumentation stratégique?

Un avis autorisé, péremptoire, émanant d’un dirigeant musulman censé être le modèle par excellence de la modération, le Premier ministre Erdogan:

«L’expression “islam modéré” est laide et offensante, il n’y a pas d’islam modéré. L’islam est l’islam.»

•Enfin, lorsqu’ils écrivent…

«Chaque société, chaque culture, chaque individu définit ses propres normes en termes de pudeur, en fonction du temps et du lieu.»

Pourquoi dès lors condamner l’attitude de la société européenne qui entend définir ses propres normes, sa propre culture et ne veut pas admettre de revivre une division tumultueuse? De revivre les censures et les conflits de son passé cultuel?

Une société d’accueil «accueille», et il est logique qu’elle puisse espérer ne pas en être, comme prix de sa générosité, bouleversée au point d’en perdre son bien-être collectif, voire son «âme». Prôner l’indifférence chaleureuse à l’égard du choix de l’Autre est plus sage que de promouvoir la différence. Laisser aux croyants la liberté plénière de croire, laisser aux non-croyants la liberté de penser

La France a connu le communautarisme des musulmans andalous, des catholiques, des luthériens, des calvinistes, des cathares, de la Déesse Raison…

Ce souvenir hante ses cauchemars.

*

Un débat légitime sur l’acceptation ou l’interdiction du port de signes religieux ostensibles doit certes avoir lieu, mais il doit s’effectuer en toute sérénité, dans un climat de confiance réciproque.

Mais il devient malheureusement évident que tout débat politique sur le port du voile, et même du niqab ou de la est clairement soupesé en termes de densité d’acquisition ou de perte d’électeurs. Ce qui corrompt évidemment la probité des thèses en présence, trop d’intérêts électoraux sous-tendant l’orientation des décisions.

Il est clair également que l’expression sereine des convictions de chacun trouve difficilement sa voie dans un tel contexte de calculs politiciens.

En conséquence, l’usage des droits de l’homme devient souvent sujet à interrogation lorsqu’il contribue, en la générosité de leur ouverture d’esprit, à leur destruction.

Indéniablement, nous l’avons dit, la dynamique du communautarisme religieux éveille en Europe l’appétit de partis qui servent leurs intérêts électoraux en la canalisant à leur profit. Et les concessions accordées par ces partis aux commu-nautarismes engendrent, pour nombre de commentateurs européens, une altération progressive de l’équilibre multicultuel et multiculturel, si péniblement acquis au fil des siècles en terre européenne.

Nous avons souligné que la dynamique communautariste invoque astucieusement, pour parvenir à ses fins, le respect des droits de l’homme. Alors que ces droits–à suivre Tarik Ramadan et bien d’autres–seraient beaucoup trop «néfastement modernes» et trop empreints d’humanisme séculier pour être reconnus par ceux-là même qui les invoquent pour seulement en tirer stratégiquement avantage. Une méthode à vrai dire peu soucieuse du respect de l’équité que professe leur argumentation.

Il faut bien le constater, la thèse communautariste fait peur à la majorité des Européens, y compris dans les pays qui l’avaient initialement acceptée, tels l’Angleterre et la Hollande. Pour les Européens en effet, leur modernité n’est pas issue d’une tradition–par ailleurs méprisée par Tarik Ramadan–mais d’un assemblage de courants traditionnels ou idéologiques ayant–enfin–apaisé leurs antagonismes par l’effet d’une «évolution raisonnable» fort longue.

Une démarche–combien de fois l’avons-nous répété tout au long de notre ouvrage–qui a réussi à édifier une société épanouie en régulant l’âpreté des confrontations et à juguler, non sans peine, l’expansion des communautarismes fondés sur des postulats incompatibles. Une démarche menée dans l’espoir de doter l’ensemble de l’humanité d’une perception affinée, civilisatrice, celle d’être citoyenne d’une cause commune.

Apprendre à «goûter la saveur de l’Autre», comme le dit le philosophe belge Jacques Sojcher, ne relève pas du concept de «tradition» mais bien du concept de «transgression».

Briser les prisons des certitudes antagonistes, rompre les enfermements cloisonnés, les ouvrir à l’évasion libre des esprits est la seule méthode «de vivre l’ensemble» acceptable pour

Pour les démocraties européennes, il s’agit d’une véritable quête d’émancipation personnelle, d’une transgression des comportements et des habitudes de traditions chacune exclusive par essence et induite dans le mental de ses adeptes dès leur plus jeune âge.

Quand le cerveau en friche d’un enfant est offert aux arrosoirs des idéologies et des religions, il peut ensuite être clos, bien scellé, empli des certitudes inondant à jamais son mental… comme l’espèrent les arroseurs!

Peut-on espérer qu’un jour l’ensemble de l’humanité comprenne que chaque enfant a le droit de découvrir le monde par lui-même?

Cette différence d’opinion, de stratégie, entre nos deux thèses exposées, celle de l’homogénéité pluraliste et celle de l’hétérogénéité communautaire, démontre à suffisance combien l’espace européen d’aujourd’hui est au seuil d’un choix capital. Soit il s’oriente vers une logique de cohabitation paisible des Vérités vécues comme plurielles grâce à une gestion globale reposant sur une neutralité strictement équitable. Soit il se fragmente en de multiples certitudes compétitives, charriant des éthiques et des contraintes opposites qui sont ressenties en Europe comme autant de facteurs potentiels de conflits.

Relevons qu’en 2010, Angela Merkel, Nicolas Sarkozy, David Cameron, le Premier ministre belge Yves Leterme et le gouvernement hollandais… ont affirmé que la multiculturalité avait échoué. Pour eux, la «sauce» d’une citoyenneté collective n’a pu prendre tant ses ingrédients sont diversifiés et tenacement déterminés à vivre selon leur spécificité. Et même à envisager d’accéder à une position hégémonique.

Dont acte, tout en estimant que l’orientation islamiste du Printemps arabe a ajouté de l’eau au moulin de la thèse résignée des dirigeants. En Afrique du Nord et au Proche-Orient, le sort des musulmans libéraux et laïques, des chrétiens et des athées–la pire des «convictions» possibles–n’amène pas la société d’accueil à espérer construire une multiculturalité paisible, l’immigration musulmane donnant des signes de dérive sous le «souffle» islamiste venant du Sud.

Le quotidien français du vendredi 14 octobre 2011, en sa page 19, comporte un article de Christophe Guilluy qui analyse pour nous un rapport largement diffusé de l’Institut français Montaigne. Un texte qui constate les causes et les conséquences de ce qu’il estime être l’échec de la multiculturalité:

«L’importance des réactions suscitées par le rapport Kepel révèle en filigrane le malaise de la société française face au surgissement d’une société multiculturelle encore impensée. (…). Convaincus de la supériorité du modèle républicain, en comparaison du modèle communautariste anglo-saxon, nous nous sommes longtemps bercés d’illusions sur la capacité de la République à poursuivre, comme c’était le cas par le passé, “l’assimilation républicaine”.

La réalité est que, depuis la fin des années 1970, ce modèle assimila-tionniste a été abandonné quand l’immigration a changé de nature en devenant familiale et extra-européenne (pour beaucoup originaire de pays musulmans). (…).

Aujourd’hui, le séparatisme culturel est la norme. Il ne s’agit pas seulement d’un séparatisme social mais d’abord d’un séparatisme culturel. Pire, il frappe au cœur des classes populaires. (…). Les stratégies résidentielles ou scolaires (révèlent qu’une majorité de Français) cherche à ériger des frontières culturelles invisibles. (…), la fable des mariages mixtes ne convainc plus grand monde et ce d’autant plus que les chiffres les plus récents indiquent un renforcement de l’endogamie et singulièrement de l’homogamie religieuse.

La promesse républicaine qui voulait que “l’autre”, avec le temps, se fondît dans un même ensemble culturel, a vécu. Dans une société multiculturelle, “l’autre” reste “l’autre”. Cela ne veut pas dire “l’ennemi” ou “l’étranger”, cela signifie que sur un territoire donné (…) l’on peut devenir culturellement minoritaire. C’est ce constat, pour partie occulte, qui explique la montée des partis populistes dans l’ensemble des pays européens.

Si le rapport Kepel est “dérangeant”, c’est d’abord parce qu’il nous parle d’un malaise identitaire qui touche désormais une majorité de Français.»

Profitons-en pour constater, une fois encore, qu’il est significatif que nombre d’immigrés croyants entendent paradoxalement défendre le principe de laïcité, en d’autres termes de neutralité du séculier, car il leur semble être le meilleur rempart contre l’oppression éventuelle de la religion majoritaire de la société d’accueil ou contre l’agressivité de concurrents de leur taille… ou contre l’outrance de la pression islamiste.

Paradoxalement, car ils ne sont guère adeptes de la pensée libre, la laïcité n’étant ainsi pour eux que la condition d’une liberté religieuse paisible!

*

Nous en arrivons tout naturellement à un sujet qui angoisse la société d’accueil de la plupart des nations européennes.

L’on entend souvent exprimer que la charia serait un mode de gestion sociétal dont on aurait tort de craindre qu’il devienne excessif. La charia pourrait–et en certaines régions de l’Occident, elle l’est déjà partiellement–être prise en compte en tant qu’inspiratrice de décisions émanant d’arbitrages communautaires autorisés entre musulmans. Le ou la plaignante pourrait dans ce cas choisir soit le recours à l’arbitrage soit le recours à la juridiction du pays d’accueil. À ce sujet, beaucoup d’observateurs se déclarent sceptiques sur la possibilité pour une femme musulmane, encadrée par sa famille et la tradition, d’oser recourir à une juridiction étrangère à la croyance régissant son contexte communautaire et sa stricte hiérarchie patriarcale.

Répétons qu’en simple témoin du ressenti de la société d’accueil, nous sommes contraint de refléter le sentiment d’effroi que la simple évocation du terme suscite généralement en Europe.

Selon nombre d’analystes, l’ambiance sociétale de certains régimes musulmans «excessifs» cultivant les interdits suffit à expliquer la réticence profonde à admettre une telle ambiance sur la terre des droits de l’homme (… et de la femme).

L’effroi?

L’émergence d’un véritable raz-de-marée islamiste au Sud de la Méditerranée a réveillé tout un courant djihadiste dormant à l’ombre d’une Europe dolente, plus passionnément angoissée par la crise de l’euro, la régression sociale, l’effondrement de l’emploi et le vent mauvais des déficits «souverains» que par son équilibre philosophico-religieux.

Mais au sein même de la capitale européenne, dans la commune bruxelloise de Molenbeek-Saint-Jean, particulièrement accueillante pour l’immigration musulmane, le réveil fut brutal.

Les djihadistes ne pouvaient mieux choisir leur cible: le cœur de l’Europe. Les circonstances: une jeune femme belge convertie à l’islam, portant le se rebelle contre un contrôle de police–le port du niqab est en effet sanctionné par la loi belge. Elle porte ensuite plainte contre une violence policière…

L’organisation Sharia4Belgium déclenche alors dans la commune une redoutable émeute à laquelle sont conviés des adeptes extérieurs par Facebook.

Christian Laporte relate en page 5 du quotidien belge Libre du 27 juin 2012 une analyse rédigée par Felice Dassetto, un expert islamologue réputé enseignant à l’Université libre de Bruxelles et citant lui-même la prédication éclairante d’Anjem Choudary, grand inspirateur des groupes Sharia4 répartis dans l’Union européenne:

«L’action de n’a aucun intérêt à se faire bien voir par les non-musulmans; il s’agit d’accroître les tensions avec eux pour attirer des musulmans et arriver à un point de rupture. C’est le djihad mené de l’intérieur…»

Lisons à présent la déclaration, toujours rapportée par monsieur Dassetto, de l’auteur des émeutes de Molenbeek-Saint-Jean, Fouad Belkacem, alias Abu Imran, fondateur de

«(La) seule société acceptable est celle d’un État fondé sur la charia, entendez: une loi divine devenant un droit positif qui doit régir l’État et la société. La société occidentale est foncièrement mauvaise et inacceptable sur tous les plans: économique, politique, culturel, moral», mais pour le groupe, c’est sûr, «l’Europe deviendra musulmane.»

Dont acte.

Rappelons, dans le même courant de virulence, l’article 17 de la Charte du Hamas qui exprime la volonté de ce mouvement, une fois sa pénétration acquise en Europe, d’éradiquer les «nids de sionistes» que sont les Francs-Maçons, les Clubs Rotary, les organisations d’espionnage et d’autres groupes qui ne sont rien d’autre que des organes de subversion et des saboteurs:

«Le jour où l’islam régnera sur les affaires courantes, ces organisations, hostiles à l’humanité et à l’Islam, disparaîtront».

On peut dès lors constater avec appréhension que, pour de tels meneurs, le communautarisme est dépassé. Ce qu’ils veulent est bien plus «grandiose»: convertir l’Europe entière, et pourquoi pas ensuite le monde.

Rappelons ici la «prophétie» de Mouammar Kadhafi que nous avons relatée en amont: l’islam s’étendra sur toute l’Europe par le simple effet de sa forte natalité, de son émigration irrésistible, l’entrée de la Turquie accélérant ce processus.

*

Au siècle, la distinction–souvent invoquée par les partisans d’une évolution libérale de leurs croyances–entre le cultuel et le culturel permettrait d’évacuer vers le culturel des comportements et injonctions indésirables afin d’envisager la modernisation du contexte religieux, par essence intangible puisque relevant du sacré.

Cette distinction ouvre des perspectives heureuses, puisqu’elle s’inscrit dans le sens d’un dépouillement d’us et de coutumes considérés par beaucoup de commentateurs impertinents comme étant «d’un autre âge».

Ainsi, nous l’avons dit, le christianisme a renoncé (il serait, pour ces commentateurs, plus exact d’écrire «a dû renoncer») à exagérer la pudeur imposée aux femmes et a bien dû leur accorder une âme et les mêmes droits qu’aux hommes. Il a dû admettre que la Terre était ronde et tournait autour du Soleil. Il a dû apprendre à s’incliner devant les lois édifiées par une majorité démocratique, tout en s’efforçant de continuer la lutte contre certains acquis «modernistes» contraires à sa propre éthique–unions homosexuelles, interruptions volontaires de grossesse, euthanasie, évolutionnisme lié au hasard, recherche sur les embryons…

Une acceptation guère aisée, on le conçoit, qui démontre combien le cadre démocratique se prête mal à l’observance de directives émanant des certitudes morales et «scientifiques» du sacré.

La lutte des humanistes a été si vive et si chèrement payée pour obtenir cette évolution démocratique en Europe que ceux-ci considèrent que peu importe que la censure issue de l’éthique du spirituel soit cultuelle ou culturelle. Elle est insupportable pour les tenants des droits de l’homme, ce fondement essentiel de l’Union européenne.

Cependant, nous insistons sur le fait qu’à nos yeux, ces valeurs du sacré «bafouées par une démocratie par trop séculière» sont des valeurs qui émanent de cœurs sincères, et sincèrement scandalisés par les blessures portées à leur foi.

Mais, rappelons-le, les humanistes européens entendent souligner que les lois laïques permettent aux croyants de rester libres de leurs options éthiques et de choisir de ne pas bénéficier de ces lois si elles heurtent leur cadre moral, alors que les valeurs du sacré génèrent une série d’interdits impératifs auxquels nul ne peut désobéir si la religion s’empare du

Ayez-en l’audace en Iran ou en Arabie Saoudite et vous en subirez quelques conséquences fâcheuses.

L’Europe a, en son temps, connu l’enfer des contraintes chrétiennes–catholiques, luthériennes ou calvinistes–et trop de scientifiques l’ont payé de leur vie ou de leur liberté, nous l’avons dit. À présent, ce sont nombre de courants musulmans «excessifs» qui prennent la relève et épouvantent littéralement l’Europe en leur dynamique violemment régressive à ses yeux.

La simple vision des «conséquences islamistes excessives» du Printemps arabe a malheureusement amplifié cette crainte–voir le score en hausse de 17,9% obtenu en France par le Front national, dit d’extrême droite, au premier tour des élections présidentielles de 2012.

Une crainte d’autant plus ressentie que le salafisme, déjà implanté en Europe, conforté par ses superbes scores électoraux en terres arabes, démasque sans retenue son prosélytisme conquérant.

Il est bien malaisé d’exprimer le sentiment des nations d’accueil de l’immigration musulmane, mais il est clair que monte en Europe une islamophobie liée à la peur de vivre un retour de l’imposition féroce d’un sacré dont les certitudes nourrissent impérativement une éthique considérée en Occident comme révolue. Les contraintes «fanatisées» du sacré peuvent écraser–voire tuer–autant que celles des tyrans. Les moines de la Sainte Inquisition étaient passés maîtres dans l’art d’allumer le feu des bûchers purificateurs, les milices bouddhistes du Moyen Age mirent en ébullition le Japon, les dix-huit courants religieux du Liban se massacrèrent avec ardeur en 1975…

L’Européen a appris à faire la distinction entre l’adaptation d’un cultuel inhérent au christianisme fondé sur la Bible–un texte écrit a posteriori des événements constituant le sacré de cette religion et dès lors sujet à une adaptation plus aisée au vent de l’époque–et une adaptation liée à la Révélation du Coran, expression directe d’Allah, et par là intangible et «divinement impérative».

Dès lors, cette distinction, cette séparation entre le cultuel et le culturel est particulièrement «intéressante», intellectuellement et théologiquement, en ce qui concerne l’islam car, estime la majorité des observateurs, elle constitue «l’unique porte de sortie» vers une modernisation possible. Mais pratiquement, elle laisse sceptiques les nombreuses victimes des excès d’un intégrisme s’efforçant d’écraser cette progression bénéfique.

Et ces victimes sont bien placées pour savoir que la pression des extrémistes est généralement plus forte que celle des généreux.

Le journal français du 14 octobre 2011, en sa page 18, comporte à cet égard une analyse signée Michèle Tribalat.

Dressons-en une synthèse.

L’islam ferait-il partie intégrante des racines de l’histoire de France?

Il s’agirait d’un argument d’autorité bien risqué, car cette présence musulmane était en vérité la conséquence du recul de la chrétienté devant une invasion armée. Après plusieurs siècles d’absence, la pression des armes s’étant inversée, l’islam est revenu sous la forme d’une immigration massive.

NDLA: On connaît la phrase funeste du président du Front national, monsieur Le Pen, déclarant en substance: «Nous les avons chassés à coups de fusil, ils reviennent sur leurs babouches». Belle image de la virulence populiste.

Pour Michèle Tribalat, la laïcité y perdrait des plumes:

«En 2008, environ 60% des jeunes autochtones nés dans les années 1980 déclarent n’avoir aucune religion.

Au contraire, chez les enfants d’immigrés originaires du Maghreb, du Sahel ou de Turquie, la sécularisation recule parmi les plus jeunes: ils ne sont plus que 13% à se déclarer sans religion en 2008. En 1992, 30% des personnes âgées de 20 à 29 ans nées de deux parents immigrés d’Algérie se disaient sans religion, (alors qu’) en 2008, dans la même tranche d’âge, ils ne sont plus que 14%.»

L’islam reste donc à l’écart de la déferlante séculière frappant le christianisme. Et ce qui n’arrange guère les laïques réside dans le fait que…

… «L’islam bénéficie d’une dynamique démographique plus favorable que le catholicisme (grâce à) un taux de rétention élevé de la religion parentale, une endogamie religieuse forte, une fécondité plus élevée et une immigration qui va sans doute perdurer.»

Michèle Tribalat aborde alors, en un raisonnement très affiné, la dynamique conjointe de trois facteurs clefs: le renouveau du religieux lié au retour de l’islam, le mouvement occidental de sécularisation et enfin, l’avènement du relativisme comme agent de tolérance.

Ainsi:

«La France croyait avoir laissé derrière elle la question religieuse, l’islam la réintroduit. Comme la sécularisation fait figure, à nos yeux, d’un mouvement inexorable de l’histoire en marche, nous avons tendance à juger tout mouvement inverse comme une aberration que seuls l’aliénation et le désespoir peuvent expliquer. Nous voyons la (ré)islamisation des consciences comme une sorte de pathologie, dont il faudrait soigner non pas tant les symptômes que la cause profonde: le malheur social.»

Ce raisonnement, qui cible le seul malheur social, a l’avantage trompeur de nous entraîner sur une piste qui laisse «intacte» notre espérance dans le progrès inexorable de la sécularisation.

D’autre part, notre vertu fallacieuse de répandre un relativisme ambiant nous interdit de porter un jugement sur des pratiques qu’on aurait jugées auparavant inacceptables.

NDLA: La démarche de concessions qui serait née, selon les dires de la droite musclée, du comportement relativiste du «ventre mou de la pensée libre» et de stratégies électoralistes intéressées exaspère les partisans de cette aile droite qui proclament qu’ils ne peuvent plus supporter les altérations portées aux «valeurs» de la société d’accueil. Cette colère se répand au sein de l’Europe et nourrit par exemple l’électorat du Front national de France, de la N-VA de Belgique néer-landophone, du parti populiste hollandais…

Michèle Tribalat:

«Si l’islam est encore une religion minoritaire, il a pourtant déjà changé nos vies dans un domaine vital (pour) la démocratie: la liberté d’expression. À la crainte de se faire traiter de raciste, ou maintenant d’islamophobe (…) s’ajoutent l’intimidation et la peur.»

Or, nous avons remarqué que si courber l’échine permet certes de vivre un temps à l’abri du vent mauvais, l’Histoire nous a appris que toujours ce vent-là force à la longue nos fenêtres et ravage nos maisons… ou notre

NDLA: De fait, nous sommes amenés à constater que les sociétés d’accueil tentent principalement de calmer les partisans potentiels de la violence, qui masquent stratégiquement leur rejet absolu des autres systèmes de valeur, plutôt que de protéger et d’aider les modérés dont nous n’avons pas peur. Nous en arrivons à nous abaisser à autocensurer l’expression de nos convictions afin de conjurer le déclenchement d’une déferlante dangereuse, voire meurtrière, contre notre confortable apathie. L’auteur de l’article, Michèle Tribalat, clôturera d’ailleurs son texte sur ce phénomène gagnant la société d’accueil.

De tout temps et en toute occasion, les modérés de toutes tendances, anticonflictuels par essence, ont cédé prudemment du terrain aux excessifs, par essence agressifs. Ainsi, en ce qui concerne l’islam, il vaut en effet mieux, pour sa sécurité personnelle, s’abstenir de dessiner des caricatures audacieuses, de produire un film comme «Persépolis» où Allah apparaît en ombre chinoise, de protester contre un prêche fanatique, de critiquer le port de la

Un comportement prudent certes, mais en sous-jacence monte l’exaspération–comme monte la lave d’un volcan apparemment calme–de la majorité silencieuse de la société d’accueil. Une exaspération que ne mesurent pas les partis européens traditionnels poursuivant leurs stratégies électoralistes pour lesquelles les voix de l’immigration sont très «appétissantes».

Une faute redoutable pour ces partis qui bientôt verront leur «cordon sanitaire» démocratique débordé par un populisme irrésistible, une forme de pensée préalable à une mutation de la démocratie avant que ne germent les graines de la dictature.

Mais aussi une erreur redoutable pour une immigration saine qui, soudain, se heurtera à la fermeture progressive des frontières.

Deux phénomènes alimentant déjà la «Une» des médias.

En parlant de la «Une» des médias, le temps est venu où les partis pratiquant avec avidité «l’électoralisme du migratoire» sont enfin contraints de cesser de prétendre–une prétention qui irritait un grand nombre de citoyens–que l’insécurité n’est qu’un sentiment, qu’elle ne relève que de l’imaginaire, alors qu’elle est vécue comme une réalité oppressante par l’homme de la rue.

La voilà soudain ultramédiatisée. Et la violence constatée n’a plus comme seuls moteurs proclamés le différentiel social, le non-emploi et la discrimination dénoncée comme «raciste». Il devient en effet incontestable que le facteur religieux nourrit une dynamique de confrontation altérant la cohésion pacifique du vivre ensemble. Pour nombre d’observateurs, ne pas constater ce facteur relève d’une carence forcément intéressée, que le motif de cet intérêt soit de l’ordre de électoral ou de l’ordre du spirituel soucieux de ne pas admettre la dangerosité de ses antagonismes.

Le Printemps arabe s’est invité en Europe. L’islamisme radical a, à présent, suffisamment le vent en poupe pour oser découvrir son vrai visage, pour oser violenter le dialogue, pour chahuter les débats universitaires, pour parfois même agresser les «blasphémateurs».

Et voici que certains politiques, ceux-là même qui préféraient «l’aveuglement électoralement profitable» à la «clairvoyance préventive», sont à présent obligés de se montrer outrés, horrifiés, ultrarépressifs. Car ils ont trop longtemps courtisé de sombres mouvances attendant l’heure d’afficher au grand jour leur stratégie prosélyte et que nombre de citoyens ont suffisamment de mémoire pour le leur reprocher dans les urnes.

Et pour les responsables de cette complaisance fâcheuse, il est devenu soudain impératif de sévir durement pour éviter que cette vague dangereuse ne contamine les modérés de la même appartenance religieuse par l’attrait de leurs moyens charitables alimentés en grande partie de l’extérieur ou par l’usage de la «persuasion contraignante».

Pour conjurer cette contagion menaçante, en juin 2012, la ministre de l’Intérieur belge monte au créneau du sécuritaire en réclamant 12 millions d’euros pour engager d’urgence 1400 policiers afin d’accroître leur présence dans la sphère publique. Le niveau d’alerte étant passé à 3 sur une échelle de 4 sur l’ensemble du territoire de Bruxelles, certains politiques proposent même de les faire seconder… par des militaires. Soudain le sécuritaire n’est plus la nourriture idéale de la seule extrême droite dite populiste.

En effet, si l’extrême gauche néocommuniste est déclarée fréquentable… par la gauche traditionnelle, cette alliance lui étant profitable, l’extrême droite est, elle, consacrée pestilentielle, et partant exclue du jeu républicain–ce qui prive la «bonne droite» française de 18% d’électeurs potentiels.

Les partis dits «de gauche», aussi bien que ceux de «la droite agréée» ont compris soudainement que le sécuritaire qu’ils avaient tant délaissé nourrissait une extrême droite frôlant l’obésité électorale. Concurrence dangereuse, certes, mais aussi éveil d’un intérêt considérable: pourquoi ne pas prendre à pleines mains la manne des votes sécuritaires?

Après le calcul du recrutement électoral tous azimuts qui était le plus «payant» en nombre de sièges récoltés, voici donc venue l’heure du calcul de l’autoritarisme sécuritaire musclé devenu à son tour très «alléchant».

Pourquoi parler spécifiquement de la sécurité à Bruxelles?

Parce que c’est la ville choisie par le groupe Sharia4Belgium pour monter la véritable insurrection évoquée.

Parce qu’il s’agit d’une des villes d’accueil les plus touchées par le flux de l’immigration musulmane et qu’en conséquence, c’est elle qui connaît le plus intensément les contrastes du culturel et du cultuel. Et que le communautarisme–agent de repli linguistique–y gagne du terrain. Au point que la part francophone du pays prend conscience–enfin–que requiert une acculturation linguistique et citoyenne des arrivants. Elle seule peut endiguer la montée d’une intolérable fondée sur la méconnaissance des us et valeurs du sociétal d’accueil ainsi que sur le faible niveau de contrôle de l’outil linguistique.

Une intégration citoyenne, armée linguistiquement, paraît être, pour les analystes des problèmes de décrochage scolaire et des causes du rejet de «l’identité nationale», le moyen essentiel pour que disparaissent les motifs d’une discrimination larvaire disloquant l’espoir d’un vivre ensemble serein.

Somme toute, en résumé, les options dont disposent les démocraties occidentales devant l’immigration musulmane ne sont pas légion. Elles sont de trois ordres.

Soit l’acceptation d’un communautarisme simplement coordonné par un État parcellisé. En quelque sorte un «confédéralisme des convictions religieuses». S’organise en conséquence un compartimentage des pensées avec, si possible, le maintien des structures communautaires, maintenues parallèles dans une cohérence dynamique collective de la société. C’est le cas du Royaume-Uni, où des «accommodations raisonnables» sont envisageables, jusqu’à la possibilité d’un recours à la si l’intéressé(e) le désire.

Nous avons relaté à ce propos le fameux discours du Premier ministre David Cameron au lendemain du terrible attentat commis dans une gare de Londres par un groupe terroriste islamiste. Il avait alors proclamé que l’État devait tout mettre en œuvre pour ramener la jeunesse musulmane dans la dynamique citoyenne nationale–la fameuse «identité nationale» prônée par le gouvernement du président Sarkozy.

Pour David Cameron toujours, l’acte essentiel de prévention consiste donc à veiller à doter tous les citoyens d’une vision identitaire britannique, tout en combattant toute dérive discriminatoire à l’égard des différentes options convic-tionnelles privées.

Soit l’instauration d’une «laïcité à la française» où l’État séculier est totalement maître du destin de la nation, car seul détenteur de tous les leviers du pouvoir. Le temporel se veut strictement neutre dans la gestion du spirituel, mais ne tolère aucun partage ni aucune infiltration de ce spirituel dans le jeu politique.

En d’autres termes, un État totalement souverain garantit la non-discrimination dans le domaine du spirituel, mais exige en contrepartie que ce spirituel ne prétende pas s’évader de la sphère du privé. Cette option plénière est défendue par la France et… l’était par la Turquie de Mustafa Kemal.

Un tel choix impose une notion ouverte, à la différence de l’excessive assimilation–de l’immigration dans le tissu sociétal d’accueil. C’est-à-dire la volonté de ne pas œuvrer à «étrangéiser» une part du tissu social. Cette intégration réussie est la seule manière d’endiguer la discrimination des non-partenaires du destin national.

La démocratie permet d’exprimer toutes les thèses particulières, sauf celles qui visent à perturber la libre pensée et la libre expression des autres. Évidemment, la difficulté de se comporter de telle manière réside dans l’essence même du spirituel: les édits du Divin ne peuvent être déviés par les lois votées par les hommes. D’où le problème récurrent qu’engendre le choix d’un tel État séculier. Et son rejet par les urnes du Printemps arabe.

Soit se «laisser-aller» sur la pente du lent déclin des libertés inscrites dans la Déclaration des droits de l’homme et accepter le retour aux affrontements sauvages, où excelle l’extrémisme religieux et idéologique, au fond du creuset où bouillonnent tous les enfers des certitudes sacralisées, qu’elles soient issues du transcendant ou de l’immanent.

*

Dernier point à approfondir, car nous venons de voir qu’il revient souvent dans le débat multiculturel: la part du social.

Il est exact que le facteur pauvreté engendre une large part de la violence régnant dans les banlieues de certaines villes européennes.

Cette pauvreté est néanmoins souvent liée à un manque profond de formation, voire même d’intérêt pour des études permettant cependant d’éviter l’exclusion sociétale, car les aides de l’État sont présentes, ne serait-ce que pour conjurer les dérives violentes d’une jeunesse sans destin.

Relevons un constat inquiétant à propos de cette situation.

Nous assistons dans nos société au développement insidieux d’un comportement de «profiteurs» du système d’assistance sociale réservée aux étudiants les plus démunis. Malheureusement, nombre d’étudiants belges, qu’ils soient ou non issus de l’immigration, n’hésitent pas à suivre cette voie provisoirement alléchante, et les échecs scolaires pleuvent car la non-assiduité aux cours n’est pas réprimée par les accords de Bologne!

Une constatation remarquable: si certains jeunes issus de l’immigration marquent un désintérêt clair, inquiétant selon certains experts, pour une insertion cultivée dans la société d’accueil qui leur apparaît comme un autre monde inaccessible, ignoré ou même hostile, d’autres font preuve d’une forte volonté de réussir et d’échapper au sort d’une vie à affronter sans le recours d’un savoir quelconque.

Et, démontrant que l’éternelle accusation de racisme à l’encontre de la société d’accueil est pour le moins à nuancer, les jeunes diplômés issus de l’immigration acceptés à un stage en entreprise sont nombreux à être ensuite engagés par la firme satisfaite de leurs prestations. Quant aux métiers dépendant d’un diplôme de niveau universitaire, le constat est identique.

Mais il se produit fâcheusement dans les groupes issus de l’immigration une perte dangereuse d’encadrement familial, incapable de suivre les enfants dans une société d’accueil déroutant leurs propres repères culturels, dont le linguistique, capital.

Il va sans dire que dans les pays où la naturalisation n’est accordée qu’après avoir fourni la preuve d’une connaissance suffisante de la langue et du contexte civi-lisationnel de la société d’accueil, le nombre d’échecs scolaires est nettement amoindri.

Choisissons quatre exemples.

Premier exemple: une expérience allemande.

Le Premier ministre turc, monsieur Erdogan, est conscient de ce problème. Mais la solution qu’il préconise ne manque pas de surprendre tant elle défie la cohésion d’une nation. Il a ainsi sollicité de la chancelière Angela Merkel l’ouverture d’un réseau d’enseignement dont la langue de base serait le turc, sous prétexte que trois millions et demi d’enfants issus de cette immigration constituent une entité sociale suffisante pour bénéficier d’une telle mesure.

La chancelière a refusé clairement de répondre positivement à cette demande en expliquant qu’elle ne pouvait tolérer l’instauration du communautarisme dans son pays. Mais l’Allemagne approuve par contre la création d’écoles réservées aux seuls enfants parlant le turc chez eux, à condition que ceux-ci soient plongés dans une immersion totale d’apprentissage de la langue allemande et de la civilisation germanique.

Les analystes de cette initiative constatent un résultat remarquable: ces étudiants «linguistiquement germanisés» présentent infiniment moins de problèmes d’emploi et s’adaptent avec aisance au contexte sociétal. Sans que, pour autant, il y ait perte des valeurs éthiques d’un l’islam «épuré» de tout archaïsme hostile aux convictions du milieu d’accueil.

Deuxième exemple: les États-Unis.

Dans ce pays, l’immigré est strictement tenu de suivre un apprentissage civique et linguistique. Un examen sévère contrôle ses connaissances après six mois. Cet enseignement doit être très efficace si l’on observe les statistiques de réussites d’insertion dans la société d’accueil.

Troisième exemple: l’Espagne.

Impossible d’y imposer la connaissance d’une langue nationale, le castillan y étant largement en perte de vitesse tant le gouvernement du Premier ministre Zapatero a accordé aux régions des avantages fondamentaux afin qu’elles soutiennent son gouvernement. Ainsi, la Catalogne est pratiquement détachée du corps national et réclame le statut de «nation». D’autres entités régionales vivent également sous l’effet d’une force centrifuge.

À la suite d’un essor économique remarquable, notamment dans le secteur immobilier, 580000 sans-papiers–attirés par le déficit de main-d’œuvre locale–ont été régularisés en 2005, ce qui explique en partie qu’en 2012, on compte 25% de chômeurs, la bulle immobilière ayant explosé. Cette régularisation massive ayant diffusé des travailleurs dans toutes les régions, ceux-ci ont évidemment appris la langue régionale liée à leur lieu de travail.

D’autre part, toujours pour satisfaire les régions, le sénat les autorise à s’exprimer dans leur langue, avec l’assistance de 400 traducteurs et interprètes… C’est dire si le linguistique y est éparpillé en un modèle confédéral. Ce qui pose, on le devine, un sérieux problème de gestion de l’Espagne, d’autant que les entités régionales sont habilitées à gérer une grande part de leur budget. À cette époque de crise de l’euro, cela ajoute aux difficultés du gouvernement central d’assainir les finances du pays, d’autant que certaines régions ont été quelque peu financièrement «désinvoltes».

Quatrième exemple: la Belgique.

Un modèle idéal pour qui analyse la complexité du tissu linguistique et politique. À vrai dire, la Belgique a «l’avantage» d’être composée de deux courants linguistiques contrastés–l’un d’origine latine, l’autre d’origine germanique–quelque peu antagonistes. Le Sud–la Wallonie–est de «gauche» et accepte donc une immigration forte servant sa puissance électorale. Le Nord–la Flandre–joue plutôt la carte de «l’identité régionale pure» prônée par une «droite» aux accents séparatistes.

Ajoutez à cette fissure politique un système électoral dont rêvent les petits partis français: le scrutin y est en effet régi par le principe de proportionnalité. Tout gouvernement est donc «hypercomposite», et les petits partis peuvent arracher des parcelles de l’électorat leur permettant, éventuellement, de participer à la gestion de l’État. Cette structure globale fait de la Belgique–et de Bruxelles–un sujet particulièrement riche d’analyses intéressantes: pas d’alternances massives gauche-droite, un grouillement de thèses et de tactiques variées, de riches traditions germano-latines, une immigration inégalement répartie…

Le cas belge est exceptionnel car il charrie un grand nombre de vecteurs différents, un vrai feu d’artifice de problèmes et de solutions quand on sait qu’à l’inverse de la politique flamande qui oblige le candidat à la naturalisation à connaître la langue de la région, la Wallonie et Bruxelles ont d’abord «conseillé» d’apprendre le français avant d’ensuite consentir à instaurer l’obligation de connaître l’une des langues

NDLA: À noter que la Flandre exige l’apprentissage «convenable» de la langue ce qui est à l’évidence essentiel pour un immigré résidant en Flandre. Mais les francophones de Flandre craignent dès lors que la connaissance du néerlandais puisse leur être imposée en tant que «émigrés» en «terre étrangère» dans leur propre nation. Certes, mais le choix d’exiger la connaissance d’une des langues nationales plutôt que de la langue régionale peut engendrer une situation ubuesque: à quoi servirait-il à un immigré de connaître le néerlandais–et dès lors naturalisable–s’il réside à Liège?

Précisons: depuis 2006, il est obligatoire que le candidat à une résidence durable en Flandre suive un programme de formation comprenant un cours de néerlandais ainsi qu’un cours d’orientation sociale et de carrière. Il bénéficiera également de 60 heures de cours sur la structure de l’État, de l’enseignement, du système de santé et des normes en usage en Belgique. La région flamande a diffusé même une brochure expliquant les us et coutumes flamands.

Dix-huit mille émigrés ont participé à ces épreuves en 2010.

En Wallonie, et à l’heure de mettre sous presse, le parcours est essentiellement volontaire. Le choix est laissé ouvert à l’émigré entre l’apprentissage du français, la connaissance des aspects sociaux, le soutien socio-professionnel, l’exercice de l’accès au logement et les relations avec les institutions. Des commentateurs relèvent que la brochure distribuée par la partie francophone du pays ne comporte aucune information sur les «valeurs» de la société d’accueil, à la différence du texte flamand.

Dès lors, l’immigration est, sans surprise, l’un des thèmes favoris de Bart De Wever, le dirigeant de la droite nationaliste flamande. Il n’admet pas que le pouvoir fédéral conserve comme compétence la gestion du flux migratoire.

Comment des parents, devenus Belges en ignorant la langue régionale de l’enseignement–ce qui les fidélise aux partis politiques qui leur ont facilité l’accès à la naturalisation pour en faire des électeurs reconnaissants–pourraient-ils donc alors accompagner le travail d’insertion intellectuelle de leurs enfants dans la société d’accueil?

Autre problème grave: le différentiel lié au choix par l’étudiant de ses convictions séculières ou sacrées en tant que soutènement de son acculturation.

Ainsi, la société d’accueil s’interroge sur le devenir scientifique des 84% d’étudiants musulmans de l’Université libre «laïque» de Bruxelles qui déclarent «croire» au créationnisme–doctrine fondée sur la croyance selon laquelle la vie sur Terre a été créée par Dieu, selon des modalités conformes à une lecture littérale des textes sacrés, c’est-à-dire en un nombre restreint de jours et à une période fort récente–plutôt qu’à l’évolutionnisme darwinien. À ce sujet, vous pouvez aisément deviner l’inquiétude de l’État belge devant l’obligation de nommer professeurs ou chercheurs lesdits contestataires ayant acquis un diplôme en masquant provisoirement leurs convictions…

Ainsi, la société d’accueil s’inquiète du refus de certains étudiants de consentir à lire les ouvrages censurés par leur religion. Le halal ne concerne pas que les nourritures terrestres mais il veille aussi sur la qualité des informations qui alimentent les neurones.

Cela dit, bien loin de vouloir accuser injustement de fainéantise ou de manque de motivation culturelle les jeunes issus de l’immigration qui échouent, nous devrions plutôt plaindre amèrement ceux qui se trouvent à la dérive «entre deux mondes», victimes d’une formation préalable insuffisante, de mauvaises rencontres ou de prêches enflammés d’ardents meneurs communautaristes, que craignent d’ailleurs les musulmans modérés parfaitement à l’aise dans l’ambiance du pays d’accueil, leur descendance aisément scolarisée et engrangeant de quoi nourrir un destin de travailleur

*

Nous pouvons dès lors avancer que l’Occident est affaibli par ses qualités mêmes. Le texte des droits de l’homme qui fonde ses démocraties le contraint, généreusement, à protéger l’exercice de toutes les libertés.

Pourrait-on encore répéter que cet Occident est donc sans défense contre l’invocation de ces droits par un courant qui les récuse quand ces mêmes droits ne servent pas ses intérêts et que ce courant s’aventure même–comme nous l’avons constaté dans la thèse exprimée par Tarik Ramadan–à les considérer comme le symbole regrettable d’une tradition minoritaire qui devrait mieux respecter des «traditions plus vénérables». En d’autres termes, la laïcité devrait, pour cet auteur, faire amende honorable devant la longue antériorité du religieux.

Pouvons-nous espérer qu’une telle véritable agression contre la construction du mental occidental, fruit d’un lent travail d’apaisement du conflit propre à l’expression contrastée des idéologies et des sacrés, permettra aux lecteurs d’appréhender le «ressenti crispé» des sociétés d’accueil vis-à-vis d’une immigration qui pourrait véhiculer un tel danger de dislocation de leurs valeurs. Une crispation que le Printemps arabe a fortement amplifiée, nous l’avons souligné, car loin d’avoir «ouvert» l’islam au monde, estime la majorité des citoyens européens, les vainqueurs des urnes arabes ont refermé les fenêtres de la demeure de leur Vérité unique.

Pouvons-nous dès lors, sans paraître naïf, encore vous dire qu’à nos yeux, un islam généreux–comme le pratiquent nombre de musulmans en souvenance émue de leur brillant passé de rayonnement tolérant et culturel, un islam dont le cultuel et le culturel seraient bien différenciés par des théologiens éclairés–pourrait devenir un partenaire d’excellence pour l’Europe même si l’époque n’est plus guère propice pour augurer semblable éclaircie?

Un islam qui souhaiterait ardemment revivre l’époque où il était un phare de lumière pour l’ensemble de la Méditerranée.

Pour Marx, «La religion est l’opium du peuple». L’athéisme du communisme voulait donc proscrire les multiples courants de la foi, qualifiés par Lénine et Mao comme autant de drogues «délirantes». Selon eux, les Divins ont créé des créatures lamentables, car dotées d’une conscience hantée par des questions haletantes, sans réponse. Quel cadeau, il est vrai, que le don de vie accordé à l’humain pour lui offrir ensuite la souffrance de vivre l’insuffisance de ses potentialités! Quel cadeau que cette finitude de l’humain confronté à l’infini de son questionnement! L’homme était, pour Moscou et Pékin, un être «passager» appelé à vivre le temps de procréer d’autres êtres éphémères. Alors, plutôt lui fournir au moins une existence honorable, libérée des outrances du capitalisme et des mythes religieux ayant servi les empires exploiteurs du peuple. Les démocraties occidentales, elles, ont combattu pour que la foi soit protégée en tant qu’expression de la liberté de pensée. Celui qui ne croit pas y protège celui qui croit. Peut-on espérer une réciprocité?

Pouvons-nous dès lors raisonnablement espérer retrouver ensemble le confort mental de la fraternité d’antan?

Lisons Antoine de Saint-Exupéry, écrivain français:

«Si tu veux unir les hommes,

fais-les bâtir ensemble.

Tu les transformeras en frères.»

Ou bien la pensée libre doit-elle se résoudre à organiser une résistance paisible–mais déterminée–à la contagion de la pensée sacrée qui, par essence, ne peut qu’être enfermée dans ses certitudes impératives?

Faut-il dès lors suivre ces sages messages?

Roger Lallemand, président honoraire du sénat de Belgique:

«Il existe un lieu plus universel que les lieux de chaque groupe d’idées. Chaque individu doit aller au-delà de l’appartenance à sa communauté, au-delà de son clan.

Tenter l’aventure vers l’Autre.»

Gabriel Ringlet, vice-recteur émérite de l’Université catholique de Louvain:

«La religion peut ensemencer l’épouvante, enfermer l’homme dans les interdits culpabilisants. La foi qui ne conduit pas à la libre-pensée est une foi morte. L’Église doit respecter l’amour qu’elle n’a pas béni.»

Jacques Sojcher, philosophe à l’Université libre de Bruxelles:

«Il faut apprendre à goûter la saveur de l’Autre.»

Simone de Beauvoir, écrivaine française:

«Se vouloir libre, c’est vouloir les autres libres.»

*

L’humanité entre dans une ère de grand tumulte.

Notre planète se rétrécit, devient un village où les distances ne jouent plus leur rôle essentiel de tampon entre les antagonismes. Les cartilages étant usés, l’arthrose gagne les rouages d’une humanité de sept milliards d’individus clamant chacun leur unique Vérité, leur appétit de pouvoir, leur misère abyssale, leur destin chancelant…

Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, l’aube du siècle alimente une immense vague d’inquiétudes à l’échelle mondiale.

Pour la première fois, notre espèce d’essence mortelle mesure la fragilité de sa destinée et l’ampleur de l’arrogance de ses instincts hégémoniques.

Que les humains s’entretuent, passe encore, ils ont l’habitude de périr pour servir de dessein de leur Immortel favori. Mais récemment, ils ont pris conscience que leur espèce se suicide globalement. Climatiquement, démographiquement, financièrement, religieusement, culturellement, stupidement…

Il est temps que ces Dieux que les textes proclament bons ou, à défaut, au moins miséricordieux, interviennent pour nous doter d’une part de leur Sagesse. En espérant que ces Dieux soient

Mais ces Dieux, exaspérés par nos errements, pourraient bien choisir en leur grande mansuétude de nous infliger un nouveau

Et si les dieux n’existaient pas?

Il est temps que le Hasard nous accorde alors une mutation salvatrice nous immunisant contre la cruauté et la

Mais l’humanité pourrait s’apercevoir que l’étreinte de sa gangue vile a définitivement emprisonné le souffle de la

Quand le monde tourne mal, l’optimisme attentiste peut être fatal.

Nous lui préférons le ressort régénérateur d’un pessimisme lucide moteur d’action.

Oui… la fraternité peut être restaurée, la liberté libérée, l’égalité accessible.

Les hommes, aidés ou non par les Dieux, ont démontré qu’ils possédaient des ressources «surhumaines», comme le proférait Nietzsche.

Puissent-elles être dynamisées par l’urgence.

Car il est presque trop tard…

Écoutons Hubert Reeves:

«L’apocalypse ne sera pas celle de Saint Jean. Toute espèce atteignant, par l’évolution naturelle de ses facultés de savoir, le stade l’avancée technologique déborde le contrôle de l’éthique, est condamnée à disparaître. En un phénomène lent ou abrupt de destruction de l’environnement ou en une confrontation meurtrière de ses courants opposites.»

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Author: Msgr. Benton Quitzon

Last Updated: 05/08/2023

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